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fit des risées dans les farces du temps. De ce manque absolu de grammaire et de règles, viennent tant de phrases dans Hérodote, qui n'ont ni conclusion, ni fin, ni construction raisonnable, et ne laissent pas pourtant de plaire par un air de bonhomie et de peu de malice, moins étudié que ne l'ont cru les anciens critiques. On voit que dans sa composition il cherche, comme par instinct, le nombre et l'harmonie, et semble quelquefois deviner la période ; mais avec tout cela, il n'a su ce que c'était que le style soutenu, et cet agencement des phrases et des mots qui fait du discours un tissu, secret découvert par Lysias, mieux pratiqué encore depuis, au temps de Philippe et d'Alexandre. Théopompe alors, se vantant d'être le premier qui eût su écrire en prose, n'eut peut-être point tant de tort. Dans quelques restes mutilés de ses ouvrages, dont la perte ne se peut assez 'egretter, on aperçoit un art que d'autres n'ont pas

connu.

Mais ce style si achevé n'eût pas convenu à Hé, rodote pour les récits qu'il devait faire, et le temps où il écrivit. C'était l'enfance des sociétés, on sor, tait à peine de la plus affreuse barbarie. Athènes, du vivant d'Hérodote, sacrifiait des hommes à Bacchus Omestès, c'est-à-dire mangeant cru. Thémistocle, il est vrai, dès ce temps-là philosophe, y trouvait à redire; mais il n'osa s'en expliquer, peur des honnêtes gens: c'eût été outrager la morale religieuse. Hérodote, dévot, put très-bien assister à cette cérémonie, et parle de semblables

de

fètes avec son respect ordinaire pour les choses saintes. On jugerait par là de son siècle et de lui, si tout d'ailleurs ne montrait pas dans quelles épaisses ténèbres était plongé le genre humain, qui seulement tâchait de s'en tirer alors, et fit bientôt de grands progrès, non dans les sciences utiles, la religion s'y opposant, mais dans les arts de goût qu'elle favorisait. Le temps d'Hérodote fut l'aurore de cette lumière, et comme il a peint le monde encore dans les langes, s'il faut ainsi parler, d'où lui-même il sortait, son style dut avoir et de fait a cette naïveté, bien souvent un peu enfantine, que les critiques appelèrent innocence de la diction, unie avec un goût du beau et une finesse de sentiment qui tenaient à la nation grecque.

Cela seul le distingue de nos anciens auteurs, avec lesquels il a d'ailleurs tant de rapports qu'il n'y a pas peut-être une phrase d'Hérodote, je dis pas une, sans excepter la plus gracieuse et la plus belle, qui ne se trouve en quelque endroit de nos vieux romanciers ou de nos premiers historiens, si ainsi se doivent nommer. On l'y trouve, mais enfouie comme était l'or dans Ennius, sous des tas de fiente, d'ordures, et c'est en quoi notre français se peut comparer au latin, qui resta long-temps négligé, inculte, sacrifié à une langue étrangère. Le grec étouffa le latin à son commencement, et l'empêcha toujours de se développer: autant en fit depuis le latin au français pendant le cours de plusieurs siècles. Non seulement alors qu'écrivait

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Ennius, mais après Virgile et Horace, la belle langue c'était le grec à Rome, le latin chez nous au temps de Joinville et de Froissard. On ne parlait français que pour demander à boire; on écrivait le latin que lisaient, étudiaient savans et beaux esprits, tout ce qu'il y avait de gens tant soit peu clercs; et camera compotorum paraissait bien plus beau que la chambre des comptes. Cette manie dura et même n'a point passé; des inscriptions nous disent, en mots de Cicéron, qu'ici est le MarchéNeuf ou bien la Place aux Veaux. Que pouvait faire un pauvre auteur employant l'idiome vulgaire? Poëtes, romanciers, prosateurs se trouvaient dans le cas de ceux qui maintenant voudraient. écrire le picard et le bas-breton. En Italie, Pétrarque eut honte de ses divins tercets, parce qu'ils étaient italiens; et depuis ne reprocha-t-on pas à Machiavel d'avoir écrit l'histoire autrement qu'en latin, faute que ne fit pas le président de Thou? Partout la langue morte tuait la langue vivante. Lorsque enfin on s'avisa, fort tard, d'écrire pour le public, et non plus seulement pour les doctes, le latin domina encore dans ces compositions, qui ainsi n'eurent jamais le caractère simple des premiers ouvrages grecs, dictés par la nature.

La littérature grecque est la seule, en effet, qui ne soit pas née d'une autre, mais produite par l'instinct et le sentiment du beau chez un peuple poëte. Homère, avec raison, se dit inspiré des dieux, tenant son art des dieux, dit-il, sans être enseigné d'aucun homme. Il n'a point eu d'an

çiens, fut lui-même son maître, ne passa point dix ans dans le fond d'un collége à recevoir le fouet, pour apprendre quelques mots qu'il eût pu, chez lui, savoir mieux en cinq ou six mois; il chante ce qu'il a vu, non pas ce qu'il a lu, et il nous le faut lire, non pour l'imiter, mais pour apprendre de lui à lire dans la nature, aujourd'hui lettre close à nous, qui ne voyons que des habits, des usages; l'étude de l'antique ramène les arts au simple, hors duquel point de sublime.

Hérodote et Homère nous représentent l'homme sortant de l'état sauvage, non encore façonné par les lois compliquées des sociétés modernes ; l'homme grec, c'est-à-dire le plus heureusement doué à tous égards; pour la beauté, qu'on le demande au statuaire, elle est née en ce pays-là l'esprit, il n'y a point de sots en Grèce, a dit quelqu'un qui n'aimait pas les Grecs et ne les flattait point. Aussi, tout art vient d'eux, toute science; sans eux, nous ne saurions pas même nous bâtir des demeures, ni mesurer nos champs, nous ne şaurions pas vivre. Gloire, amour du pays, vertus des grandes âmes, où parurent-elles mieux que dans ce qu'ils ont fait et ce qu'ils font encore? Ce sont les commencemens d'une telle nation que nous montrent ces deux auteurs.

Le sujet leur est commun, la guerre de l'Europe contre l'Asie; jamais il n'y en eut de plus grand ni qui nous touchât davantage. Il y allait pour nous de la civilisation, d'être policés ou barbares, et la querelle était celle du monde entier, pour qui le

germe de tout bien se trouvait dans Athènes. L'an, cienne, l'éternelle querelle se débattait à Salamine, et si la Grèce eût succombé, c'en était fait, non que je pense que le progrès du genre humain, dans la perfection de son être, pût dépendre d'une bataille ni même d'aucun événement; mais comme il fut arrêté depuis par la férocité romaine et d'autres influences qui faillirent à perdre la civilisation, elle eût péri pour un long temps à Salamine, dès sa naissance, par le triomphe du barbare.

Ils écrivirent, non dans le patois esclave, comme nas Froissard, nos Joinville, mais dans la langue belle alors, c'est-à-dire ancienne; car, en la déliant du rhythme poétique, ils lui conservèrent les formes de la poésie, les expressions et les mots hors du dialecte commun, témoin le passage même d'Hécatée : Ecataios Milésios õde mutheitai, qui, en italien (car cette langue a aussi sa phrase et ses mots pour la poésie ), se traduirait bien, ce me semble, Ecateo Melesio così favella, au lieu de la façon vulgaire così dice Ecateo, outó legei Ecataios o Milésios; la différence paraît d'abord. Au grec, il ne manque, pour un vers, que le mètre seul et le rhythme, qui même revint dans la prose après Hécatée; mais ce n'est pas de quoi il s'agit. Le dia lecte poétique, chez les Grecs, était le vieux grec; en Italie, c'est le vieux toscan, qu'on retrouve dans le contado de Siène et du val d'Arno. Il ne faut pas croire qu'Hérodote ait écrit la langue de son temps commune en Ionie, ce que ne fit pas Homère même, ni Orphée, ni Linus, ni de plus

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