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m'en croyez pas, Monsieur; consultez les savans de votre connaissance, et tous vous diront qu'il n'y avait personne à Florence en état de donner une édition supportable de ce texte d'après un seul manuscrit. Il faut pour cela une connaissance de la langue grecque non pas fort extraordinaire, mais fort supérieure à ce qu'en savent les professeurs florentins.

En effet, concevez, Monsieur, huit pages sans points ni virgules, partout des mots estropiés, transposés, omis, ajoutés, les gioses confondues avec le texte, des phrases entières altérées par l'ignorance, et plus souvent par les impertinentes corrections du copiste. Pour débrouiller ce chaos, Schrevelius donne peu de lumière à qui ne connaît que les Fables d'Ésope. Je ne puis me flatter d'y avoir complètement réussi, manquant de tous les secours nécessaires; mais hors un ou deux endroits, que ceux qui ont des livres corrigeront aisément, j'ai mis le tout au point que M. Furia lui-même, avec ma traduction et son Schrevelius suivrait maintenant sans peine le sens de l'auteur d'un bout à l'autre. Tout cela se pouvait faire par d'autres que moi, et mieux, à Venise ou à Milan, mais non à Florence.

Les Florentins ont de l'esprit, mais ils savent peu de grec et je crois qu'ils ne s'en soucient guère : il y a parmi eux beaucoup de gens de mérite, fort instruits et fort aimables; ils parlent admirablement la plus belle des langues vivantes : avec cela on se passe aisément du grec.

Quelle préface aurait pu, je vous prie, mettre à ce fragment M. Furia, s'il en eût été l'éditeur? il aurait fallu qu'il dit : Dans le long travail que j'ai fait sur ce manuscrit, dont j'ai extrait des choses si peu intéressantes, j'ai oublié de dire que l'ouvrage de Longus s'y trouvait complet; on vient de m'en faire apercevoir. Et là dessus, il aurait cité votre article de la gazette. Vous voyez, Monsieur, par combien de raisons j'avais peu à craindre que ni lui ni personne songeåt à me troubler dans la possession du bienheureux fragment. J'en ai refusé à M. Furia, non une copie quelconque, qui lui était utile comme bibliothécaire, mais une certaine copie dont il voulait abuser comme mon ennemi déclaré; et l'abus qu'il en voulait faire n'était pas de la publier, car il ne le pouvait en aucune façon; mais de l'altérer, pour jeter du doute sur ce que j'allais publier. Tout cela est, je pense, assez clair.

Mais si l'on veut absolument que, contre mon intérêt visible, j'aie mutilé ce morceau, que je venais de détenir et dont j'étais maître, pour consoler apparemment M. Furia du petit chagrin que lui causait cette découverte, encore faudrait-il avouer que les adorateurs de Longus me doivent bien moins de reproches que de remercimens. Si ce texte est si sacré, pour l'avoir complété je mérite des statues. La tache qui en détruit quelques mots dans le manuscrit ne saurait être un crime d'état, que la restauration du tout dans les imprimés ne soit un bienfait publié : mais si tout

l'ouvrage, comme le pensent des gens bien sensés, n'est en soi qu'une fadaise, qu'est-ce donc que ce pâté, dont on fait tant de bruit? En bonne foi, le procès de Figaro, qui roulait aussi sur un pâté d'encre, et la cause de l'Intimé, sont, au prix de ceci, des affaires graves.

Et quand il serait vrai, que par pure folie
J'aurais exprès gâté le tout ou bien partie
Dudit fragment, qu'on mette en compensation
Ce que nous avons fait depuis cette action,

et l'édition du supplément qui se distribue gratis, et celle du livre entier donnée aux savans, et enfin cette traduction dont vous rendez compte, qui certes éclaircit plus le texte que la tache ne l'obscurcit. On ne vous soupçonnera pas, Monsieur, de partialité pour moi. Vous trouvez que j'ai com plété la version d'Amyot si habilement, dites-vous, qu'on n'aperçoit point trop de disparate entre ce qui est de lui et ce que j'y ai ajouté, et vous avouez que cet e tache était difficile. Je ne suis pas ici en termes de pouvoir faire le modeste: un accusé sur la sellette, qui voit que son affaire va mal, se recommande par où il peut, et tire parti de tout. Cette traduction d'Amyot est généralement admirée, et passe pour un des plus beaux ouvrages qu'il y ait en notre langue. On ferait un volume des louanges qui lui ont été données seulement depuis trois ou quatre ans, tant dans les journaux que dans les différens livres. L'un la regarde comme le chef-d'œuvre du genre naïf; l'autre appelle Amyot le créateur d'un style qui n'a pu être imité; un

troisième déclare aussi cette traduction inimitable, et va jusqu'à lui attribuer la grande réputation du roman de Longus. Or, ce chef-d'œuvre inimitable, ce modèle que personne n'a pu suivre dans le plus difficile de tous les genres, je l'ai non-seulement imité, selon vous, assez habilement, mais je l'ai corrigé partout, et vous n'osez dire, Monsieur, qu'il y ait rien perdu. L'entreprise était telle qu'avant l'exécution, tout le monde s'en serait moqué, parce qu'en effet il y avait très-peu de personnes capables de l'exécuter. Les gens qui savent le grec sont cinq ou six en Europe; ceux qui savent le français sont en bien plus petit nombre. Mais ce n'est pas seulement le grec et le français qui m'ont servi à terminer cette belle copie, après avoir si heureusement rétabli l'original; ce sont encore plus les bons auteurs italiens, d'où j'ai tiré plus que des nôtres, et qui sont la vraie source des beautés d'Amyot; car il fallait, pour retoucher et finir le travail d'Amyot, la réunion assez rare des trois langues qu'il possédait et qui ont formé son style. Ainsi cette bagatelle, toute bagatelle qu'elle est, et des plus petites assurément, peu de gens la pouvaient faire.

Je comprends, Monsieur, que votre jugement n'est pas celui de tout le monde, et que ce qui vous a plu semblera ridicule à d'autres; mais l'ouvrage n'étant connu que par votre rapport, la prévention du public doit, pour le moment, m'être favorable; et si cette prévention en faveur de ma traduction peut me faire absoudre du crime

de lèse-manuscrit, je me moque fort qu'après cela on la trouve bonne ou mauvaise.

Qu'on examine donc si le mérite d'avoir complété, corrigé, perfectionné cette version que tout le monde lit avec délices, et donné aux savans un texte qui sera bientôt traduit dans toutes les langues, peut récompenser le crime d'avoir effacé involontairement quelques mots dans un bouquin que personne avant moi n'a lu, et que jamais personne ne lira. Si j'avais l'éloquence de M. Furia, j'évoquerais ici l'ombre de Longus, et, lui contant l'aventure, je gage qu'il en rirait et qu'il m'embrasserait pour avoir enfin remis en lumière son œuvre amoureuse. Vous pouvez penser la mine qu'il ferait à M. Furia, qui le laissait manger aux vers dans le vénérable bouquin.

J'ai l'honneur d'être, Monsieur, etc.

Tivoli, le 20 septembre 1810.

P. S. Est-ce la peine de vous dire, Monsieur, pourquoi je ne vous envoyai ni le texte, ni la traduction que je vous avais promise? Accusé de spéculer avec vous sur ce fragment, dont je vous faisais présent, comme vous en convenez, le seul parti que j'eusse à prendre, n'était-ce pas de le donner moi-même au public? Je vous avoue aussi que votre ambition m'alarmait. Si, pour m'avoir accompagné dans une bibliothèque, vous disiez et vous imprimiez à Milan : Nous avons trouvé, et nous allons donner un Longus complet, n'était-il pas clair qu'une fois maitre et éditeur de ce texte,

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