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criait qu'il avait voulu détruire le texte original, afin de posséder seul Longus. Une excellence à portefeuille trouve ce raisonnement admirable, et, sans en demander davantage, ordonnne de saisir le grec et le français publiés par Paul-Louis à Rome et à Florence; et ce fut une chose plaisante; car, de peur qu'il n'eût seul ce qu'il donnait à tout le monde, le visir de la librairie, ne sachant ce que c'était que grec ni manuscrits, connaissant aussi peu Longus que son traducteur, d'abord avait écrit de suspendre la vente de l'œuvre, quelle qu'elle fût; puis, apprenant qu'on ne vendait pas, mais qu'on donnait ce grec et ce français au petit nombre d'érudits amateurs de ces antiquités, il fit séquestrer tout, pour empêcher Paul-Louis de se l'approprier. Celui-ci ne s'en émut guère, et laissait sa Chloé dans les mains de la police, fort résolu à ne jamais faire nulle démarche pour l'en tirer; mais à la fin il eut avis qu'on allait le saisir lui-même et l'arrêter. Cela le rendit attentif, et il commençait à rêver aux moyens de sortir d'affaire quand il fut mandé chez le préfet de Rome, où il était alors, pour donner des éclaircissemens sur sa conduite, ses liaisons, son état, son bien, sa naissance et son pâté d'encre, le tout par ordre supérieur. Il écrivit à ce préfet, non sans humeur; voici sa lettre :

« Monsieur, j'ai négligé de répondre aux calom>> nies dirigées contre moi depuis environ un an, croyant que ces sottises feraient peu d'impres»sion sur les esprits sensés; mais puisque le mi

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»nistre y met de l'importance, et qu'enfin il faut m'expliquer sur ce pitoyable sujet, je vais donner » au public, devant lequel on m'accuse, ma justi >>fication, aussi claire et précise qu'il me sera pos »sible. Vous recevrez, Monsieur, le premier exemplaire de ce mémoire très-succinct, où son » Excellence trouvera les renseignemens qu'elle >> désire. »

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Le préfet répondit: Monsieur, gardez-vous > bien de rien publier sur l'affaire dont il est ques>>tion; vous vous exposeriez beaucoup, et l'imprimeur qui vous prêterait son ministère ne serait pas moins compromis.

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Il s'agissait d'un pâté d'encre; et remarquez, car il y a en toute histoire moralité, tout est matière d'instruction à qui veut réfléchir : admirez en ceci la doctrine du pouvoir; les calomnies s'impriment, mais la réponse, non. Chacun peut bien dire au public, dans les pamphlets, dans les journaux, Paul-Louis est un voleur; mais il ne faut pas que celui-ci puisse parler au mème public et montrer qu'il est honnête homme. Le ministre évoque l'affaire à son cabinet, où lui seul en décidera, et fera Paul-Louis honnête homme ou fripon, selon qu'il croira convenir au service de sa majesté, selon le bon plaisir de son altesse impériale madame Bacciocchi.

Paul-Louis, bien empêché, récrivit au préfet : « Monsieur, j'ignorais qu'il fallût votre permission pour imprimer mon petit mémoire justificatif; mais puisqu'elle m'est nécessaire, je vous supplie

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» de me l'envoyer. » Il n'eut point de réponse, et l'avait bien prévu. Heureusement il se souvint d'un pauvre diable d'imprimeur, nommé Lino Contadini, qui demeurait près de la Sapience, n'imprimait que des almanachs, et devait être peu en règle avec la nouvelle censure. Il vą le trouver, et lui dit: Or, sù, presto, sbrighiamola e si stampi questa cosa per l'eccellentissimo signor prefetto di pulizia; c'est-à-dire : Vite, qu'on imprime ceci pour monseigneur excellentissime préfet de police (ou de propreté, car c'est le même mot en italien). A quoi le bonhomme répondit : Padron mio riverito, come farò? Non capisco parola di francese ; che vuol ella ch'io possa raccapazzar mai in questo benedetto straccio pieno di cossature ? Mon cher monsieur, comment ferai-je? n'entendant pas un mot de français, que puis-je comprendre à ce chiffon tout plein de ratures? Eh bien! repartit Paul-Louis, nous y travaillerons ensemble; mais dépêchons, le préfet attend. Les voilà donc à la besogne, et Paul-Louis, compositeur, correcteur, imprimeur, et le reste, Ce fut un merveilleux ouvrage que cette impression; il y avait dix fautes par ligne, mais à toute force on pouvait lire. La chose achevée, vint un scrupule à ce bonhomme d'imprimeur. Ne nous faudrait-il pas, dit-il, pour faire ce que nous faisons, une permission, un permesso ? Non, dit PaulLouis. Si fait, dit l'autre. Eh quoi! pour le préfet? Attendez, dit Lino; je reviens tout à l'heure. Il s'en va chez le préfet, et cependant Paul-Louis fait un paquet d'une centaine d'exemplaires, qu'il em

porte. Un quart d'heure après l'imprimerie était pleine de sbires. Ce sont les gendarmes du pays.

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Ayant ce qu'il voulait à peu près, Paul-Louis écrivit encore au préfet une dernière lettre : Monsieur, j'ai trompé l'imprimeur Lino. Je lui >> ai fait accroire qu'il travaillait pour vous:,

: je lui ai parlé en votre nom et comme chargé de vos » ordres. Je l'ai hâté en l'assurant que vous atten» diez impatiemment le résultat de son travail;

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כן

enfin, tous les moyens que j'ai pu imaginer, je les ai mis en œuvre pour abuser cet homme qui, pensant vous servir, ignorait ce qu'il faisait. Après une telle déclaration, je vous crois, Mon» sieur, trop raisonnable pour vous en prendre à » lui, et non pas à moi seul, de la publication de mon factum littéraire. Je ne vous prie plus que de vouloir bien l'adresser avec cette lettre au » ministre curieux de savoir à quoi je m'occupe et qui je suis.

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Le pauvre Lino fut arrêté, interrogé, réprimandé et renvoyé. Le préfet n'adressa au ministre ni lettre ni brochure; mais bientôt après il reçut une verte semonce de ses maitres. Laisser imprimer, publier la plainte d'un homme maltraité, quelle bévue pour un préfet! L'espèce de supercherie dont il avait été la dupe ne l'excusait pas aux yeux d'un gouvernement fort. Il était responsable, la plainte avait paru; c'était sa faute à Jui, gagé précisément pour empêcher cela. Il en faillit perdre sa place, et c'eût été dommage vraiment; il ne serait pas ce qu'il est (conseiller-d'é

tat) aujourd'hui, s'il eût cessé alors de servir les dynasties.

Paul-Louis, depuis ce temps, vécut à Rome tranquille, n'entendant plus parler de préfet ni de ministre. Sa lettre fit du bruit, en Italie surtout. Les Lombards se réjouirent de voir Florence moquée et traitée d'ignorante. Quelques écrits parurent en faveur de Paul-Louis: on voulut y répondre, mais le gouvernement l'empêcha et imposa silence à tous. On redoutait alors la moindre discussion dont le public eût été juge. Celle-ci, d'abord sotte et ridicule seulement, eut des suites sérieuses, fâcheuses, même tragiques. Furia en fut malade, Puccini en mourut; car étant à dîner un jour chez la comtesse d'Albani, veuve du prétendant d'Angleterre, il se prit de querelle avec un des convives qui défendait Paul-Louis, et s'emporta au point que, de retour chez lui le soir, il écrivit une lettre d'excuses à madame d'Albani, se mit au lit, et mourut, regretté d'un chacun car il était bon homme, à la colère près. PaulLouis n'en fut pas cause, comme on le lui a reproché; mais s'il eût pu prévoir cette catastrophe, la crainte de tuer un chambellan ne l'eût pas empêché apparemment d'écrire, quand il crut le devoir faire, pour sa propre défense.

Ce qui, dans cette brochure, déplut, ce fut un ton libre, un air de mécontentement fort extraordinaire alors, la façon peu respectueuse dont on parlait des employés du gouvernement, mais plus que tout, ce fut qu'on y faisait connaître la haine

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