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Cet arpent donne quelquefois vingt-quatre pièces ou poinçons de vin aux bonnes années, quelquefois rien produit moyen, douze poinçons qui se vendent chacun soixante francs; somme, sauf erreur, sept cent vingt. Déduisez les façons, l'impôt, le coulage, l'entretien, la garde, le coût de ce terreau qu'il faut renouveler tous les cinq ans, vous trouverez net cent cinquante francs pour le bonhomme.

Mais pour la cour, c'est autre chose. Ces douze poinçons vont à Paris où l'on en fait du vin de Bourgogne. Ils paient à l'entrée soixante-quinze francs chaque; plus six francs de remuage, taxe de l'usurpateur devenu légitime; autant pour droit de patente, et quatre fois autant d'avanies qu'on appelle réunies, sans les autres faites par la police au marchand détaillant; plus trente francs d'impôts sur le fonds, dont la valeur en outre, par droit de mutation, passe entière dans les mains du fisc tous les vingt ans. Comptez et n'en oubliez rien : droit d'entrée, droit de remuage, droit de patente, droit de police, droit direct, droit indirect, droits réunis plusieurs ensemble, droit de mutation, c'est tout; faisant bien chaque année treize cents francs pour les courtisans, ou douze cent nonante et six, que je ne mente.

Paul-Louis a dix arpens qu'il cultive et façonne de la sorte avec sa famille. Ces bonnes gens en tirent tous les ans, comme on voit, quinze cents francs, dont ils vivent, et treize mille francs pour la splendeur du trône. Ce sont les appointemens

du procureur du roi qui a mis en prison PaulLouis, et l'y remettra pour avoir fait ce calcul.

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On nous mande d'Azai: Le préfet a cassé l'arrêté de la commune qui ôtait au curé son traitement de deux cents francs. Ordre de s'assembler une seconde fois, de voter le traitement. On s'assemble, on se regarde; les plus hardis tremblaient. Quelqu'un prend la parole: « Je vote le traitement à monsieur le curé, car c'est un homme de bien. » Tout le monde aussitôt : « C'est un homme de bien, il lui faut un traitement. » L'affaire allait passer à l'unanimité. Louis Bournegal se lève : « Ce que j'ai dit est dit, je ne m'en dédis pas. Le curé se mêle de tout, il veut tout gouverner, il nous fait enrager, partant point de traitement. » De tous côtés : « Point de traitement. » On va aux voix; refusé. Il tonne fort d'en haut sur la pauvre

commune.

- Vendredi dernier les gendarmes, en passant, mirent pied à terre à l'auberge chez Jean Ricaut. Nos déserteurs, cachés dans différentes maisons, car on les plaint, le monde les recueille volontiers, prirent peur et s'enfuirent, les uns gagnant le bois, es autres traversant la rivière à la nage. Tous se sauvèrent excepté Urbain Chevrier. Urbain, depuis peu revenu, ayant fait son temps de conscrit, quand il se vit rappelé par la nouvelle loi, en eut tant de chagrin, qu'il semblait ne connaitre plus parens ni amis, toujours seul et pensif. A la rumeur que fit l'arrivée des gendarmes, lui, comme hors de sens et déjà se croyant pris, s'en va tête

baissée se jeter dans son puits, d'où on l'a retiré mort. Six semaines auparavant il s'était marié avec Rose Deschamps. Jamais noce ne fut si joyeuse, jamais gens si heureux, de long-temps s'entreaimant, s'étant promis d'enfance. Leur aise a duré peu. La pauvre veuve est grosse et fait pitié à voir.

- Nous sommes douze paysans qui achetâmes, il y a deux ans, les terres de la Borderie, vendues par messieurs de la bande noire. Elles coûtèrent deux cents francs l'arpent, que pas un de nous ne donnerait à moins de huit cents francs mainte

nant, et produisent quatre fois ce qu'en payait le fermier quand il payait. Car, mourant de faim, il a mis la clef sous la porte et s'en est allé, comme on sait. Cinq familles ont trouvé logis dans les bâtimens délabrés de cette Borderie; chacun s'y est accommodé, chacun non-seulement a réparé le vieux toit, mais bâti à neuf quelque grange ou quelque pressoir avec jardin, chenevrière, saulaye autour de sa demeure. Voilà un village naissant qui va s'étendre et prospérer jusqu'à ce que le gouvernement y fasse attention.

- Brisson ne pouvait payer ses dettes; il s'est jeté dans l'eau et noyé. La femme Praut, d'Azai sur Cher, et à Mont-Louis un tonnelier, en ont fait autant cette semaine ; lui sans raison connue, elle parce qu'on l'accusait d'avoir volé de l'herbe aux champs. L'an passé, Jean Choinart, fermier de la commune de Toucigny, approchant l'août,

va voir ses blés, trouve sa récolte trop belle (il avait spéculé sur la hausse des grains), rentre chez lui et se défait. Beaucoup de gens embarrassés dans leurs affaires prennent ce parti, le seul qui ne soit pas sujet au repentir. On aime mieux maintenant être mort que ruiné. Nos aïeux ne se tuaient point. Naissant pour la misère, ils la savaient souffrir. Ils n'ambitionnaient point un champ, une maison, s'en passaient comme de pain, n'espérant rien en ce monde et ayant peur de l'autre.

Nous voilà saufs de Saint-Anicet, temps critique pour nos bourgeons. Si la vigne peut passer fleur et ne point couler, on ne saura où mettre tout le vin cette année. Jamais tant de lame ne s'est vue au cep, ni si bien préparée. Les champs aussi promettent du blé à pleine faucille. Laboureur et vigneron sont contens jusqu'ici ; chose rare, tous deux se louent du ciel et du temps. Mais combien de hasards encore avant que l'un ou l'autre puisse faire argent de son labeur, payer sa cote et vivre! Sécheresse, pluie, orages, ordonnances royales, arrêtés du préfet, du maire, mille chances, mille fléaux, et rien d'assuré que l'impôt. Il y a des gens dont la récolte ne craint ni temps ni grêle, et ce ne sont pas ceux qui versant, labonrant, font le meilleur guéret, mais qui ayant une place, ne font rien ou font la cour. Sans autre avance ni embarras, ils moissonnent en toute saison. Quand le bonhomme a dit : Travaillez, prenez de la peine, il sommeillait un peu, ce semble. Pour

bien parler, il fallait dire : Présentez des respects, faites des révérences, c'est le fonds qui manque le moins.

- Personne maintenant ne veut être soldat. Ce métier sous les nobles, sans espoir d'avancement, est une galère, un supplice à qui ne s'en peut exempter. On aime encore mieux être prêtre. De jeunes paysans n'ayant rien se mettent volontiers au séminaire; mais avant de prendre les ordres, ceux qui trouvent quelque ressource, jettent la soutane et s'en vont, comme fit naguère Berthelot Sylvain, le second fils de Berthelot de Ponceau. Agé de vingt-deux ans, il avait étudié pour se faire d'église. Une veuve l'épouse, le sauve et du service militaire, car elle paie un homme pour lui, et du service divin, qui n'est guère meilleur. 'Ils vont vivre heureux dans leur ferme entre Pernay et Embillou.

La bande noire achète encore le château des Ormes, le château de Chanteloup et le château de Leugny, voulant dépecer tous ces châteaux au très-grand profit du pays, et tous les biens qui en dépendent. On vendra là des matériaux à bon marché, des terres fort cher. Plus de cinq cents maisons vont se refaire du débris de ces vieux donjons depuis long-temps inhabités ou inhabitables. Plus de six mille arpens vont être cultivés par des propriétaires au lieu de nonchalans fermiers. La bande noire fait beaucoup de bien. C'est une société infiniment utile, charitable, pieuse, qui divise la terre et veut que chacun en ait selon

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