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Voilà ses propres mots; il parle des heureux, de ceux qui avaient du pain, du travail, et c'était le petit nombre alors.

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Si Labruyère pouvait revenir, comme on revenait autrefois, et se trouver à nos assemblées, il y verrait non-sculement des faces humaines, mais des visages de femmes et de filles plus belles, surtout plus modestes que celles de sa cour tant vantée, mises de meilleur goût sans contredit, parées avec plus de grâce, de décence; dansant mieux, parlant la même langue (chose particulière au pays), mais d'une voix si joliment, si doucement articulée, qu'il en serait content, je crois. Il les verrait le soir se retirer, non dans des tanières, mais dans leurs maisons proprement bâties et meublées. Cherchant alors ces animaux dont il a fait la description, il ne les trouverait nulle part, et sans doute bénirait la cause, quelle qu'elle soit, d'un si grand, si heureux changement.

Les fêtes d'Azai étaient célèbres, entre toutes celles de nos villages, attiraient un concours de monde des champs, des communes d'alentour. En effet, depuis que les garçons, dans ce pays, font danser les filles, c'est-à-dire, depuis le temps que nous commençâmes d'être à nous, paysans des rives du Cher, la place d'Azai fut toujours notre rendez-vous de préférence pour la danse et pour les affaires. Nous y dansions comme avaient fait nos pères et nos mères, sans que jamais aucun scandale, aucune plainte en fût avenue, de mémoire d'homme, et ne pensions guère,

sages comme nous sommes, ne causant aucun trouble, devoir être troublés dans l'exercice de ce droit antique, légitime, acquis et consacré par un si long usage, fondé sur les premières lois de la raison et du bon sens ; car, apparemment, c'est chez soi qu'on a droit de danser, et où le public sera-t-il, sinon sur la place publique ? On nous en chasse néanmoins. Un firman du préfet, qu'il appelle arrêté, naguère publié, proclamé au son du tambour, Considérant, etc., défend de danser à l'avenir, ni jouer à la boule ou aux quilles, sur ladite place, et ce, sous peine de punition. Où dansera-t-on ? nulle part; il ne faut point danser du tout. Cela n'est point dit clairement dans l'arrêté de M. le préfet; mais c'est un article secret entre lui et d'autres puissances, comme il a bien paru depuis. On nous signifia cette défense quelques jours avant notre fête, notre assemblée de la Saint-Jean.

Le désappointement fut grand pour tous les jeunes gens, grand pour les marchands en boutique, et autres, qui avaient compté sur quelque débit. Qu'ariva-t-il? la fête eut lieu, triste, inanimée, languissante; l'assemblée se tint, peu nombreuse et comme dispersée çà et là. Malgré l'arrêté, on dansa hors du village, au bord du Cher, sur le gazon, sous la coudrette; cela est bien plus pastoral que les échoppes du marché, de meilleur effet dans une églogue, et plus poétique en un mot. Mais chez nous, gens de travail, c'est de quoi on se soucie peu; nous aimons

mieux, après la danse, une omelette au lard, dans le cabaret prochain, que le murmure des eaux et l'émail des prairies.

Nos dimanches d'Azai, depuis lors, sont abandonnés. Peu de gens y viennent de dehors, et aucun n'y reste. On se rend à Véretz, où l'affluence est grande, parce que là nul arrêté n'a encore interdit la danse. Car le curé de Véretz est un homme sensé, instruit, octogénaire quasi, mais ami de la jeunesse, trop raisonnable pour vouloir la réformer sur le patron des âges passés, et la gouverner par des bulles de Boniface ou d'Hildebrand. C'est devant sa porte qu'on danse, et devant lui le plus souvent. Loin de blâmer ces amusemens, qui n'ont rien en eux-mêmes que de fort innocent, il y assiste et croit bien faire, y ajoutant, par sa présence et le respect que chacun lui porte, un nouveau degré de décence et d'honnêteté; sage pasteur, vraiment pieux, le puissions nous long- temps conserver pour le soulagement du pauvre, l'édification du prochain et le repos de cette commune, où sa prudence maintient la paix, le calme, l'union, la concorde!'

Le curé d'Azai, au contraire, est un jeune homme bouillant de zèle, à peine sorti du séminaire, conscrit de l'église militante, impatient de se distinguer. Dès son installation, il attaqua la danse, et semble avoir promis à Dieu de l'abolir dans sa paroisse, usant pour cela de plusieurs moyens, dont le principal et le seul efficace jusqu'à présent, est l'autorité du préfet. Par le pré

fety, il réussit à nous empêcher de danser, et bientôt nous fera défendre de chanter et de rire. Bientôt ! que dis-je? il y a eu déjà de nos jeunes gens mandés, menacés, réprimandés pour des chansons, pour avoir ri. Ce n'est pas, comme on sait, d'aujourd'hui que les ministres de l'élise ont eu la pensée de s'aider du bras séculier dans la conversion des pécheurs, où les apôtres n'employaient que l'exemple et la parole, selon le précepte du maître. Car Jésus avait dit : Allez et instruisez. Mais il n'avait pas dit: Allez avec des gendarmes, instruisez de par le préfet ; et depuis, l'ange de l'école, saint Thomas, déclara nettement qu'on ne doit pas contraindre à bien faire. On ne nous contraint pas, il est vrai; on nous empêche de danser. Mais c'est un acheminement; car les mêmes moyens, qui sont bons pour nous détourner du péché, peuvent servir et serviront à nous décider aux bonnes œuvres. Nous jeùnerons par ordonnance, non du médecin, mais du préfet.

Et ce que je viens de vous dire n'a pas lieu chez nous seulement. Il en est de même ailleurs, dans les autres communes de ce département où les curés sont jeunes. A quelques lieues d'ici, par exemple, à Fondettes, de là les deux rivières de la Loire et du Cher, pays riche, heureux, où l'on rime le travail et la joie, autant pour le moins que de ce côté, toute danse est pareillement défendue aux administrés par un arrêt du préfet. Je dis toute danse sur la place, où les fêtes amenaient un concours de plusieurs milliers de per

sonnes des villages environnans et de Tours, qui n'en est qu'à deux lieues. Les hameaux près de Paris, les bastides de Marseille, au dire des voyageurs, avec plus d'affluence, en gens de ville surtout, avaient moins d'agrément, de rustique gaieté. N'en soyez plus jaloux, bals champêtres de Sceaux et du pré Saint-Gervais; ces fètes ont cessé; car le curé de Fondettes est aussi un jeune homme sortant du séminaire, comme celui d'Azai, du séminaire de Tours, maison dont les élèves, une fois en besogne dans la vigne du Seigneur, en veulent extirper d'abord tout plaisir, tout divertissement, et faire d'un riant village un sombre couvent de la Trape. Cela s'explique: on explique tout dans le siècle où nous sommes; jamais le monde n'a tant raisonné sur les effets et sur les causes. Le monde dit que ces jeunes prêau séminaire, sont élevés par un moine, un frère picpus, frère Isidore, c'est son nom; homme envoyé des hautes régions de la monarchie, afin d'instruire nos docteurs, de former les instituteurs qu'on destine à nous réformer. Le moine fait les curés, les curés nous feront moines. Ainsi l'horreur de ces jeunes gens pour le plus simple amusement, leur vient du triste picpus, qui lui-même tient d'ailleurs sa morale farouche. Voilà comme en remontant dans les causes secondes, on arrive à Dieu, cause de tout. Dieu nous livre au picpus. Ta volonté, Seigneur, soit faite en toutes choses. Mais qui l'eût dit à Austerlitz!

tres,

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