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colie dont on ne la put distraire. Cette nuit, ces gendarmes, et son père enchaîné, ne s'effaçaient point de sa mémoire. L'impression de terreur qu'elle avait conservée d'un si affreux réveil, ne lui laissa jamais reprendre la gaieté ni les jeux de son àge; elle n'a fait que languir depuis, et se consumer peu à peu. Refusant toute nourriture, sans cesse elle appelait son père. On crut, en le lui faisant voir, adoucir son chagrin, et peut-être la rappeler à la vie; elle obtint, mais trop tard, l'entrée de la prison. Il l'a vue, il l'a embrassée, il se flatte de l'embrasser encore; il ne sait pas tout son malheur, que frémissent de lui apprendre les gardiens mêmes de ces lieux. Au fond de ces terribles demeures, il vit de l'espérance d'être enfin quelque jour rendu à la lumière, et de retrouver sa fille; depuis quinze jours elle est morte.

Justice, équité, providence! vains mots dont on nous abuse! quelque part que je tourne les yeux, je ne vois que le crime triomphant, et l'innocence opprimée. Je sais tel qui, à force de trahisons, de parjures et de sottises tout ensemble, n'a pu consonimer sa ruine; une famille qui laboure le champ de ses pères est plongée dans les cachots, et disparaît pour toujours. Détournons nos regards de ces tristes exemples, qui feraient renoncer au bien et douter même de la vertu.

Tous ces pauvres gens, arrêtés comme je viens de vous raconter, furent conduits à Tours, et là, mis en prison. Au bout de quelques jours, on leur apprit qu'ils étaient bonapartistes; mais on ne voulut

pas les condamner sur cela, ni même leur faire leur procès. On les renvoya ailleurs, avec grande raison; car il est bon de vous dire, messieurs, qu'entre ceux qui les accusaient et ceux qui devaient les juger comme bonapartistes, ils se trouvaient les seuls peut-être qui n'eussent point juré fidélité à Bonaparte, point recherché sa faveur, ni protesté de leur dévouement à sa personne sacrée. Le magistrat qui les poursuit avec tant de rigueur aujourd'hui, sous prétexte de bonapartisme, traitait de même leurs enfans il y a peu d'années, mais pour un tout autre motif, pour avoir refusé de servir Bonaparte. Il faisait, par les mêmes suppôts, saisir le conscrit réfractaire, et conduire aux galères l'enfant qui préférait son père à Bonaparte. Que dis-je! au défaut de l'enfant, il saisissait le père même, faisait vendre le champ, les boeufs et la charrue du malheureux dont le fils avait manqué deux fois à l'appel de Bonaparte. Voilà les gens qui nous accusent de bonapartisme. Pour moi, je n'accuse ni ne dénonce, car je ne veux nul emploi, et n'ai de haine pour qui que ce soit; mais je soutiens qu'en aucun cas on ne peut avoir de raison d'arrêter à Luynes dix personnes, ou à Paris cent mille; car c'est la même chose. Il n'y saurait avoir à Luynes dix voleurs reconnus parmi les habitans, dix assassins domiciliés; cela est si clair, qu'il me semble aussitôt prouvé que dit. Ce sont donc dix ennemis du roi qu'on prive de leur liberté, dix hommes dangereux à l'État. Oui, messieurs, à cent lieues de Paris, dans un bourg écarté, ignoré, qui n'est pas même lieu de passage, où l'on

n'arrive que par des chemins impraticables, il y a là dix conspirateurs, dix ennemis de l'État et du roi, dix hommes dont il faut s'assurer, avec précaution toutefois. Le secret est l'ame de toute opération militaire. A minuit on monte à cheval; on part; on arrive sans bruit aux portes de Luynes; point de sentinelles à égorger, point de postes à surprendre; on entre, et, au moyen de mesures si bien prises, on parvient à saisir une femme, un barbier, un sabotier, quatre ou cinq laboureurs ou vignerons, et la monarchie est sauvée.

Le dirai-je ? les vrais séditieux sont ceux qui en trouvent partout; ceux qui, armés du pouvoir, voient toujours dans leurs ennemis les ennemis du roi, et tâchent de les rendre tels à force de vexations; ceux enfin qui trouvent dans Luynes dix hommes à arrêter, dix familles à désoler, à ruiner de par le roi; voilà les ennemis du roi. Les faits parlent, messieurs. Les auteurs de ces violences ont assurément des motifs autres que l'intérêt public. Je n'entre point dans cet examen; j'ai voulu seulement vous faire connaître nos maux, et par vous, s'il se peut, en obtenir la fin. Mais je ne vous ai pas encore tout dit, messieurs.

Nos dix détenus, soupçonnés d'avoir mal parlé, le tribunal de Tours déclarant qu'il n'était pas juge des paroles, furent transférés à Orléans. Pendant qu'on les traînait de prison en prison, d'autres scènes se passaient à Luynes. Une nuit, on met le feu à la maison du maire. Il s'en fallut peu que cette famille, respectable à beaucoup d'égards, ne périt

dans les flammes. Toutefois les secours arrivèrent à temps. Là-dessus gendarmes de marcher : on arrête, on emmène, on emprisonne tous ceux qui pouvaient paraître coupables. La justice cette fois semblait du côté du maire; il soupçonnait tout le monde, peutêtre avec raison. Je ne vous fatiguerai point, messieurs, des détails de ce procès que je ne connais pas bien, et qui dure encore. J'ajouterai seulement que, des dix premiers arrêtés, on en condamna deux à la déportation (car il ne fallait pas que l'autorité eût tort); deux sont en prison; six, renvoyés sans jugement, revinrent au pays, ruinés pour la plupart, infirmes, hors d'état de reprendre leurs travaux. Ceux-là, il est permis de croire qu'ils n'avaient pas même mal parlé. Dieu veuille qu'ils ne trouvent jamais l'occasion d'agir.

Mais vous allez croire Lnynes un repaire de brigands, de malfaiteurs incorrigibles, un foyer de révolte, de complots contre l'État. Il vous semblera que ce bourg, bloqué en pleine paix, surpris par les gendarmes à la faveur de la nuit, dont on emmène dix prisonniers, et où de pareilles expéditions se renouvellent souvent, ne saurait être peuplé que d'une engeance ennemie de toute société. Pour en pouvoir juger, messieurs, il vous faut remarquer d'abord que la Touraine est, de toutes les provinces du royaume, non-seulement la plus paisible, mais la seule peut-être paisible depuis vingt-cinq ans. En effet, où trouverez-vous, je ne dis pas en France, mais dans l'Europe entière, un coin de terre habitée, où il n'y ait eu, durant cette période, ni guerre,

ni proscriptions, ni troubles d'aucune espèce? C'est ce qu'on peut dire de la Touraine qui, exempte à la fois des discordes civiles et des invasions étrangères, sembla réservée par le ciel, pour être, dans ces temps d'orage, l'unique asile de la paix. Nous avons connu par ouï-dire les désastres de Lyon, les horreurs de la Vendée, et les hécatombes humaines du grand-prêtre de la raison, et les massacres calculés de ce génie qui inventa la grande guerre et la haute police; mais alors, de tant de fléaux, nous ne ressentions que le bruit, calmes au milieu des tourmentes, comme ces oasis entourées des sables mouvans du désert.

Que si vous remontez à des temps plus anciens, après les funestes revers de Poitiers et d'Azincourt, quand le royaume était en proie aux armées ennemies, la Touraine, intacte, vierge, préservée de toute violence, fut le refuge de nos rois. Ces troubles, qui, s'étendant partout comme un incendie, couvrirent la France de ruines, durant la prison du roi Jean, s'arrêtèrent aux campagnes qu'arrosent le Cher et la Loire. Car tel est l'avantage de notre position; éloignés des frontières et de la capitale, nous sentons les derniers les mouvemens populaires et les secousses de la guerre. Jamais les femmes de Tours n'ont vu la fumée d'un camp.

Or, dans cette province, de tout temps si heureuse, si pacifique, si calme, il n'y a point de canton plus paisible que Luynes. Là, on ne sait ce que c'est que vols, meurtres, violences; et les plus anciens de ce pays, où l'on vit long-temps, n'y avaient

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