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MERCURE DE FRANCE, AVRIL 1812.

lité avec laquelle les poissons le prennent pour un des leurs; tout dépourvu qu'il est d'écailles et de nageoires. Peut-être le lecteur trouvera-t-il que ce qu'il y a de plus admirable, c'est la crédulité du bon missionnaire et sa confiance dans la nôtre.

Une grande partie des côtes du Tunkin est couverte d'un limon épais qui y est déposé par les fleuves. Ce limon n'a point assez de solidité pour supporter le poids d'un homme qui voudrait y marcher, ni de fluidité pour permettre aux barques d'y naviguer. Comment tirer parti de cet espace immense couvert de poissons? Voici le moyen imaginé: moyen industrieux et qu'on peut croire sans inconvénient. « Le Tunkinois se transporte sur ce terrain liquide, en se servant d'une planche portant un siége bas sur lequel on s'assied ayant une jambe croisée sous soi; l'autre, plongée dans la boue, sert de rame : et par cette sorte de navigation qui a son art, on se transporte avec plus de vitesse que ne pourrait faire un bon marcheur. A la distance d'environ une lieue, on enfonce dans la boue des roseaux qui s'y tiennent, et à la retraite de la mer les poissons s'y trouvent pris. Il y a des villages dont les habitans sont uniquement occupés à cette pêche, et chaque village a sa pêcherie séparée avec des sous-divisions pour chaque habitant. »

La religion du Tunkin est le polythéisme. Elle admet des êtres surnaturels, existant par eux-mêmes, investis d'une puissance indépendante quoiqu'inégale; mais cette puissance est bornée et ne peut rien changer à l'ordre des destins. Les forêts, les montagnes, les plaines sont peuplées de géniés qui influent sur le bonheur de l'homme et se mêlent de ses affaires. On ne sait, dans le Tunkin, ce que c'est que l'éternité, ni la création, et la langue du pays n'a point de mots pour exprimer ces idées. On réconnaît un premier homme, père de tous les autres : on croit à l'existence d'une ame qui anime notre corps et lui survit on admet des récompenses et des peines après cette vie. Les premières se goûtent dans le ciel, sur des trônes de fleurs: on subit les secondes au centre de la terre, dans des lieux infects et couverts de ténèbres épaisses. Il me semble qu'on pouvait tirer parti de pa

reilles opinions pour convertir ce peuple avec facilité; mais là, comme ailleurs, le succès n'a pas été en proportion du zèle. Les ancêtres sont, dans ce pays, l'objet d'un culte particulier on les met au rang des dieux : on leur élève des statues qu'on adore, et il n'est pas de Tunkinois qui ne meure avec le consolant espoir d'être à son tour mis au rang des divinités. Comment aban→ donner une pareille prétention? Nous qui mettons tanţ de prix au suffrage des autres, avons-nous des droits bien fondés pour condamner l'habitant du Tunkin? si nos pères étaient des dieux, si nous devions l'être à notre tour, comment recevrions-nous ceux qui viendraient nous prêcher l'humilité et briser nos idoles?

Du reste, quoiqu'il y ait plusieurs sectes dans la reli gion des Tunkinois, ils ont eu le bon esprit de ne jamais se disputer. Une opinion religieuse est respectée, et tout culte est sacré : on n'examine point s'il est conforme ou non au bon sens : il semble qu'on soit convenu tacitement de ne rien exiger sur cet article, et de ne pas concilier ce qui, presque par-tout et dans tous les tems, fut inconciliable.

M. de la Bissachère nous représente le Tunkinois comme probe, hospitalier, compatissant. Non-seulement il répugne à nuire à son semblable, mais il ne peut voir avec indifférence le mal d'autrui. Quiconque souffre est estimé créancier de celui qui peut le secourir, et ce secours ne paraît qu'un acte de justice. Un des proverbes en usage dans le pays, c'est que la nature est libérale, et qu'il faut l'imiter.

Ni la beauté, ni la richesse ne sont les motifs pour lesquels une femme est recherchée en mariage : ce sont la santé, la force, une constitution qui promette de la fécondité, un caractère sociable, et l'esprit d'ordre et d'économie. Quoique la décence soit observée, elle est plus dans la réalité que dans les apparences. Les femmes se baignent dans les rivières, dans les canaux, à peu de distance du grand chemin d'où elles peuvent être facilement aperçues. Il n'est pas rare de voir les individus des deux sexes dans le même canal; seulement les femmes y descendent d'un côté, et les hommes de l'au

fre; ils se tournent le dos, et se retourner par curiosité ce serait un procédé blâmable.

⚫ Le Tunkinois passe pour être, de tous les peuples de l'Asie, le plus avide de jeux et de plaisirs, le plus enclin à la gaîté: sans des lois somptuaires qui règlent le degré de munificence permis dans les habits, les meubles, les maisons, et les proportionne aux dignités, il aurait pour le luxe un penchant désordonné.

Il est paresseux avec calcul, et s'il se dévoue à de grands travaux, c'est pour acquérir les moyens de se livrer à un repos apathique; mais il est un vice tellement répandu, tellement général dans le Tunkin, qu'on peut le regarder comme un vice national: c'est la gourmandise. «Dans les festins publics, non-seulement on mange à outrance, mais on cache dans ses vêtemens ce qu'on ne peut manger, et on l'emporte chez soi. Ce procédé, honteux originairement, est devenu si commun, qu'il cesse d'être secret et d'être honteux. Le manger semble être le thermomètre du bonheur, et quand on veut témoigner à quelqu'un de l'intérêt, on lui demande combien il mange d'écuelles de riz à ses repas. La cuisine ́est réputée la première des chambres de la maison, et les dieux domestiques sont appelés les dieux de la cuisine. L'affection pour le manger, occupe tellement l'imagination du Tunkinois, que c'est de cette action qu'il tire presque toutes ses métaphores. On dit manger un marché pour fréquenter un marché; manger un vol, pour voler; manger une erreur, pour se tromper. Les jouissances même de l'amour sont exprimées par celles de l'appétit. Manger avec une femme, c'est en jouir. Lę droit de manger est plus qu'un autre une prérogative honorifique. Dans les repas de corps, les personnes les plus constituées en dignité ont une portion plus forte que celle des autres. Une grande marque de faveur que l'Empereur accorde à ses courtisans, est d'envoyer chez eux des plats de sa table, et, jusqu'à ces derniers tems, on servait au souverain douze ou quinze dîners. La seule débauche est celle des repas. Dans certains jours de fêtes des convives se rassemblent autour d'un vase rempli d'eau, dans lequel on jette une pâte propre à lá

faire, en trois minutes, entrer en une fermentation qui lui donne la qualité du vin, et forme une liqueur capable d'enivrer. Chacun en boit à son tour par aspiration au moyen d'un syphon. Le vase est marqué à divers degrés, et si le buveur ne fait pas, au moyen d'une seule aspiration, baisser la liqueur jusqu'au degré marqué, on remet de cette liqueur, et il est obligé de recommencer jusqu'à ce qu'il ait rempli sa tâche, ou qu'il soit com→ plétement enivré. » On voit que nos ivrognes les plus renommés ne seraient pas dignes de tenir tête au Tunkinois.

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Parmi les usages du Tunkin, les uns sont en rapport avec les besoins des habitans, les autres sont bizarres et sans objet, et quelques-uns sont nuisibles. La toilette et la mode peuvent, dans ce pays comme dans beaucoup d'autres, être, en partie, rangées dans la seconde classe. Ils prétendent qu'avoir les dents blanches, c'est les avoir comme les chiens. En conséquence, ils les teignent en noir avec un onguent tiré de la substance d'un arbre indigène, qu'ils appliquent en se couchant, et cette opération répétée pendant plusieurs nuits suffit pour fixer l'impression: ils substituent à l'incarnat de leurs lèvres un rouge foncé; ils laissent croître leur barbe et leurs ongles comme une indice qu'ils ne se livrent point à des travaux manuels. Ainsi un ongle alongé, sale et crochu est une marque de dignité. On mâche sans cesse un mélange de noix d'arec, de feuilles de bétel, de chaux, de tabac et de gérofle, et l'on en offre aux personnes qui viennent faire visite. Quand on sort de chez soi, l'on porte un parasol dont la grandeur est pro portionnée à la dignité.

Les père et mère prennent le nom de leurs enfans, et sont appelés père et mère d'un tel, et grand-père et grand-mère d'un tel. Si cet enfant meurt ou se marie, ils changent de nom et prennent celui du second fils. Un homme qui n'a point d'enfant s'appelle du nom de son neveu. L'auteur ne nous dit pas quel nom portent les mariés jusqu'au moment où ils en donnent un à leurs enfans, Quoi qu'il en soit, cet usage est bizarre et sans

objet, et même en contradiction avec le culte rendu aux ancêtres.

Le bon ton prescrit à un supérieur de ne louer aucun des meubles ou des bijoux qu'il voit chez la personne qu'il visite, parce qu'on se croirait obligé de les lui envoyer le lendemain.

Le principal objet de l'ambition d'un Tunkinois est d'obtenir les honneurs d'un bel enterrement. Il en est qui travaillent avec assiduité, et qui se refusent toute espèce de jouissance afin que leur pompe funèbre soit plus magnifique, et l'on peut dire qu'au Tunkin on est pendant toute sa vie occupé du soin de se faire enterrer. Quand le mort ne laisse pas assez d'argent pour cette dépense, on vend son bien pour y suppléer, et si ce bien ne suffit pas, tous les enfans contribuent pour cette cérémonie. Un bel enterrement fait grand honneur à une famille. On en parle pendant long-tems, comme d'un événement mémorable. C'est un singulier genre de vanité que celui qui consiste à se priver même des jouissancès de cette vanité, à les réserver pour l'époque où la dépouille inanimée doit être transportée à son dernier gite. On fait faire son cercueil qu'on place dans son sallon comme un meuble de parade: on s'en sert comme d'un chifonnier; si la forme en pouvait varier, ce meu→ ble deviendrait un bonheur du jour. C'est un cadeau d'un très-haut prix que d'offrir à quelqu'un la bière dans laquelle on doit l'inhumer, et ce cadeau est reçu avec la plus grande reconnaissance. On garde les corps pens dant très-long-tems. Quand le transport a lieu, le fils aîné ou le plus proche parent, la tête entourée de paille, marche devant le cercueil, et de tems en tems se jette à terre pour arrêter le défunt et le prier de ne pas quitter la famille. On met sur ce cercueil un vase plein d'eau ; s'il n'en tombe pas une goutte, c'est le présage le plus heureux, et les porteurs sont récompensés. Le convoi se termine par un très-grand repas auquel sont invités tous les assistans: car, dans ce pays, manger est la conclu→ sion de toutes les cérémonies. Le deuil se porte en blanc: les vêtemens sont d'une étoffe grossière, et pendant toute sa durée on ne mange que des alimens com

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