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il plaça ses craintes et ses espérances sur la personne de Germanicus; et cet objet lui étant enlevé, il tomba dans le désespoir.

Il n'y a point de gens qui craignent si fort les malheurs, que ceux que la misère de leur condition pourroit rassurer, et qui devroient dire, avec Andromaque: Plût à Dieu que je craignisse! Il y a aujourd'hui à Naples cinquante mille hommes qui ne vivent que d'herbes, et n'ont pour tout bien que la moitié d'un habit de toile: ces gens-là, les plus malheureux de la terre, tombent dans un abattement affreux à la moindre fumée du Vésuve; ils ont la sottise de craindre de devenir malheureux.

CHAPITRE X V. Des empereurs, depuis Caïus Caligula, jusqu'à Antonin.

CALIGULA succéda à Tibère. On disoit de lui qu'il n'y avoit jamais eu un meilleur esclave, ni un plus méchant maître ces deux choses sent

assez liées; car la même disposition d'es prit, qui fait qu'on a été vivement frappé de la puissance illimitée de celui qui commande, fait qu'on ne l'est pas moins lorsque l'on vient à commander soi

même.

Caligula rétablit les comices (1) que Tibère avoit ôtés, et abolit ce crime arbitraire de lèse-majesté qu'il avoit établi: par où l'on où l'on peut juger que le commencement du règne des mauvais princes est souvent comme la fin de celui des bons; parce que, par un esprit de contradiction sur la conduite de ceux à qui ils succèdent, ils peuvent faire ce que les autres font par vertu et c'est à cet esprit de contradiction que nous devons bien de bons réglemens, et bien de mauvais aussi.

Qu'y gagna -t-on? Caligula ôta les accusations des crimes de lèse-majesté ; mais il faisoit mourir militairement tous ceux qui lui déplaisoient: et ce n'étoit pas à quelques sénateurs qu'il en vouloit; il tenoit le glaive suspendu sur le sénat, qu'il menaçoit d'exterminer tout entier.

1) I les ôta dans la suite,

Cette épouvantable tyrannie des empereurs venoit de l'esprit général des Romains. Comme ils tombèrent toutà-coup sous un gouvernement arbitraire, et qu'il n'y eut presque point d'intervalle chez eux entre commander et servir, ils ne furent point préparés à ce passage par des mœurs douces : l'humeur féroce resta; les citoyens furent traités comme ils avoient traité eux-mêmes les ennemis vaincus, et furent gouvernés sur le mème plan. Sylla, entrant dans Rome, ne fut pas un autre homme que Sylla entrant dans Athènes; il exerça le même droit des gens. Pour les états qui n'ont été soumis qu'insensiblement, lorsque les loix leur manquent, ils sont encore gouverpar les mœurs.

nés

La vue continuelle des combats des gladiateurs rendoit les Romains extrêmement féroces on remarqua que Claude devint plus porté à répandre le sang, à force de voir ces sortes de spectacles. L'exemple de cet empereur, qui étoit d'un naturel doux, et qui fit tant de cruautés, fait bien voir que l'éducation de son temps étoit différente

Les Romains, accoutumés à se jouer de la nature humaine, dans la personne de leurs enfans et de leurs esclaves (1), ne pouvoient guère connoître cette vertu que nous appelons humanité. D'où peut venir cette férocité que nous trouvons dans les habitans de nos colonies, que de cet usage continuel des châtimens sur une malheureuse partie du genre humain? Lorsque l'on est cruel dans l'état civil, que peut - on attendre de la douceur et de la justice naturelle ?

On est fatigué de voir, dans l'histoire des empereurs, le nombre infini de gens qu'ils firent mourir pour confisquer leurs biens; nous ne trouvons rien de semblable dans nos histoires modernes. Cela, comme nous venons de dire, doit être attribué à des mœurs plus douces, et à une religion plus réprimante; et de plus on n'a point à dépouiller les familles de ces sénateurs qui avoient ravagé le monde. Nous tirons cet avantage de la médiocrité de nos fortunes, qu'elles sont plus sures;

(1) Voyez les loix romaines sur la puissance des pères et celle des mères.

nous ne valons pas la peine qu'on nous ravisse nos biens (1).

Le peuple de Rome, ce que l'on appeloit plebs, ne haïssoit pas les plus mauvais empereurs. Depuis qu'il avoit perdu l'empire, et qu'il n'étoit plus occupé à la guerre, il étoit devenu le plus vil de tous les peuples; il regardoit le commerce et les arts comme des choses propres aux seuls esclaves; et les distributions de blé qu'il recevoit, lui faisoient négliger les terres; on l'avoit accoutumé aux jeux et aux spectacles. Quand il n'eut plus de tribuns à écouter, ni de magistrats à élire, ces choses vaines lui devinrent nécessaires, et son oisiveté lui en augmenta le goût. Or, Caligula, Néron, Commode, Caracalla, étoient regrettés du peuple, à cause de leur folie même : aimoient avec fureur ce que le peuple aimoit, et contribuoient de tout leur pouvoir, et même de leur personne, ses plaisirs; ils prodiguoient pour lui toutes les richesses de l'empire; et

car ils

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(1) Le duc de Bragance avoit des biens immenses dans le Portugal: lorsqu'il se révolta, on félicita le roi d'Espagne de la riche confiscation qu'il alloit

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