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celles qui font qu'un peuple se rend maître des autres, et celles qui maintiennent sa puissance lorsqu'il l'a acquise.

Il y a à présent dans le monde une république que presque personne ne connoît (1), et qui dans le secret et le silence augmente ses forces chaque jour. Il est certain que si elle parvient jamais à l'état de grandeur où sa sagesse la destine, elle changera nécessairement ses loix; et ce ne sera point l'ouvrage d'un législateur, mais celui de la corruption même.

Rome étoit faite pour s'agrandir, et ses loix étoient admirables pour cela. Aussi, dans quelque gouvernement qu'elle ait été, sous le pouvoir des rois, dans l'aristocratie, ou dans l'état populaire, elle n'a jamais cessé de faire des entreprises, qui demandoient de la conduite, et y a réussi. Elle ne s'est pas trouvée plus sage que tous les au tres états de la terre en un jour, mais continuellement : elle a soutenu une petite, une médiocre, une grande fortune, avec la même supériorité; et n'a point eu de prospérité dont elle n'ait

(1) Le canton de Berne,

profité, ni de malheurs dont elle ne se soit servie.

Elle perdit sa liberté, parce qu'elle acheva trop tôt son ouvrage.

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CHAPITRE X.

De la corruption des Romains.

Je crois que la secte d'Epicure, qui

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s'introduisit à Rome sur la fin de la république, contribua beaucoup à gâter le cœur et l'esprit des Romains (1). Les Grecs en avoient été infatués avant eux aussi avoient - ils été plutôt corrompus. Polybe nous dit que, de son temps, les sermens ne pouvoient donner de la confiance pour un Grec; au lieu qu'un Romain en étoit, pour ainsi dire, enchaîné (2).

(1) Cynéas en ayant discouru à la table de Pyrrhus, Fabricius souhaita que les ennemis de Rome pussent tous prendre les principes d'une pareille secte. Plutarque, vie de Pyrrhus, tome III, page 404.

(2) » dix promesses, dix cautions, autant de témoins » il est impossible qu'ils gardent leur foi; mais parmi » les Romains, soit qu'on doive rendre compte des » deniers publics, ou de ceux des particuliers » est fidelle, à cause du serment que l'on a fait. On a donc sagement établi la crainte des Enfers; et

« Si vous prêtez aux Grecs un talent avec

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Il y a un fait dans les lettres de Cicéron à Atticus (1), qui nous montre combien les Romains avoient changé à cet égard depuis le temps de Polybe.

MEMMIUS, dit-il, vient de communiquer au sénat l'accord que son compétiteur et lui avoient fait avec les consuls, par lequel ceux-ci s'étoient engagés de les favoriser dans la poursuite du consulat pour l'année suivante : et eux de leur côté s'obligeoient de payer aux consuls quatre cent mille sesterces, s'ils ne leur fournissaient trois augures qui déclareroient qu'ils étoient présens lorsque le peuple avoit fait la loi Curiate (2), quoiqu'il n'en eút point fait; et deux consulaires qui affirmeroient qu'ils avoient assisté à la signature du sénatus-consulte, qui régloit l'état de leurs provinces, quoiqu'il n'y en eût point eu. Que de mal - honnêtes gens dans un seul contrat !

» c'est sans raison qu'on la combat aujourd'hui.» Poly be, liv. VI.

(1) Livre IV, lettre 18.

les

(2) La loi Curiate donnoit la puissance militaire, et le senatus – consulte régloit les troupes, l'argent, officiers que devoit avoir le gouverneur or, les consuls, pour que tout cela fût fait à leur fantaisie, vouloicnt fabriquer une fausse loi, et un faux sénatuseonsúlte.

Outre que la religion est toujours le meilleur garant que l'on puisse avoir des mœurs des hommes, il y avoit ceci de particulier chez les Romains, qu'ils mêloient quelque sentiment religieux à l'amour qu'ils avoient pour leur patrie: cette ville fondée sous les meilleurs auspices, ce Romulus leur roi et leur Dieu, ce Capitole éternel comme la ville, et la ville éternelle comme son fondateur, avoient fait autrefois sur l'esprit des Romains une impression qu'il eut été à souhaiter qu'ils eussent conservée.

La grandeur de l'état fit la grandeur des fortunes particulières, Mais comme l'opulence est dans les mœurs et non pas dans les richesses, celles des Romains, qui ne laissoient pas d'avoir des bornes, produisirent un luxe et des profusions qui n'en avoient point (1). Ceux qui avoient d'abord été corrompus par leurs richesses, le furent ensuite par leur pauvreté. Avec des biens audessus d'une condition privée, il fut difficile d'être un bon citoyen; avec

(1) La maison que Cornélie avoit achetée soixante et quinze mille drachmes, Lucullus l'acheta peu de temps après deux millions cinq cent mille. Plutarque, vie de Marius, tome III, page 489.

les désirs et les regrets d'une grande fortune ruinée, on fut prêt à tous les attentats; et, comme dit Salluste (1), on vit une génération de gens qui ne pouvoient avoir de patrimoine, ni souffrir que d'autres en eussent.

Cependant, quelle que fût la corruption de Rome, tous les malheurs ne s'y étoient pas introduits; car la force de son institution avoit été telle qu'elle avoit conservé une valeur héroïque et toute son application à la guerre, au milieu des richesses, de la mollesse et de la volupté; ce qui n'est, je crois, arrivé à aucune nation du monde.

Les citoyens romains regardoient le commerce (2) et les arts comme des occupations d'esclaves (3); ils ne les exerçoient point. S'il y eut quelques exceptions, ce ne fut que de la part de

(1) Ut meritò dicatur genitos esse qui nec ipsi habere possent res familiares, nec alios pati. Fragment de Phistoire de Salluste, tiré du livre de la Cité de Dieu, liv. II, chap. 18.

(2) Romulus ne permit que deux sortes d'exercices aux gens libres, l'agriculture et la guerre. Les marchands, les ouvriers, ceux qui tenoient une maison à louage, les cabaretiers, n'étoient pas du nombre des citoyens. Denys d'Halicarnasse, liv. II; idem,

liv. IX.

(3) Cicéron en donne les raisons dans ses Offices, liv. I, chap. 42.

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