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les quatre grands poëtes dont on sait le plus de vers, et qu'on cite le plus souvent.

La gloire, pour ceux mêmes qui en sont le plus dignes, et qui font tout pour l'obtenir, est une espece de jeu de hasard, où ce qu'on appelle le bonheur n'est pas moins nécessaire que la science et l'adresse : Tacite observe même qu'il y a des hommes auxquels il tient lieu de vertus. L'expérience prouve en effet qu'avec les qualités les plus éminentes dans quelque genre que ce soit, on n'est rien sans la fortune, ou, si l'on veut, sans ce concours fortuit de circonstances et d'événements imprévus qui dévoilent le mérite, et qui le font remarquer. On peut juger par-là combien il est rare qu'un homme doué de grands talents, mais assez philosophe pour attendre tranquillement que la gloire vienne le chercher, jouisse enfin de ce fruit de ses travaux: La Fontaine mourut avant de l'avoir recueilli; car sa réputation, du moins celle

<< perons tous deux les quatre-vingts ans, et que j'aurai le temps << d'achever mes hymnes. Je mourrois d'ennui si je ne composois plus. Donne-moi tes avis sur le Dies irae, dies illa, que je t'ai << envoyé. »

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Fragment d'une lettre de La Fontaine à M. de Maucroix, du 25 octobre 1694.

qu'il méritoit, ne s'étendoit guere au-delà du cercle étroit de ses amis. Saint-Évremont lui avoit fait quelques protecteurs en Angleterre ; mais des protecteurs ne sont pas des juges : ils soutiennent une réputation déja établie, ils lui donnent, pour ainsi dire, plus de base et de surface; mais ils ne la font pas. Les Anglois, à qui la langue françoise étoit beaucoup moins familiere alors qu'aujourd'hui, ne pouvoient admirer La Fontaine que sur la parole de Saint-Évremont; mais ils n'avoient ni pour sa personne ni pour ses ouvrages cette estime sentie qui peut seule flatter le grand homme qui en est l'objet, et faire honneur au discernement de ceux qui l'accordent. D'ailleurs c'est dans sa patrie, c'est par ses concitoyens, par ses rivaux même, qu'on veut être montré du doigt'; c'est sur-tout leur éloge qu'on veut entendre. Mais La Fontaine étoit en général plus connu, peut-être même plus célebre par ses distractions, par ses étranges disparates, par l'extrême ingénuité de ses questions et

(1) Pulchrum est digito monstrari, et dicier, Hic est. Pers. satyr. 1, vers. 28.

(2) Étant à dîner chez ce prélat, la conversation tomba sur le goût de ce siecle : « Vous trouverez encore parmi nous, dit-il très « sérieusement, une infinité de gens qui estiment plus saint Au

de ses réponses, que par ses écrits. Il est la d'une observation très fine de Voltaire,

On amuse souvent plus par son ridicule,
Que l'on ne plaît par ses talents.

3

preuve

Tout le monde savoit ce qu'il dit, un mois après sa conversion, chez M. de Sillery; tout le monde le répétoit : et l'on parloit à peine de ses fables. Les lettres de madame de Sévigné sont peut-être le seul ouvrage du temps où elles soient citées; ce qui, indépendamment de l'époque de la publication de ces lettres 3, ne prouve qu'un succès particulier, et purement de société. En un mot, la vie de La Fontaine, prise dans toutes ses circonstances, n'offre aucun de ces faits qui caractérisent une grande réputation, de ces faits tels qu'on en remarque dans la vie de Corneille, de Moliere, de Racine, de Boileau, de Voltaire, etc. Le peuple même, que son intérêt rend meilleur juge de la bonté que de l'esprit, et dans la langue duquel

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gustin que Rabelais ». Tout le monde éclata de rire à cette proposition, sans que La Fontaine s'apperçût de sa disparate. Voyez une lettre de Boileau à Maucroix, et la note de l'éditeur.

(3) Elles ne furent imprimées que long-temps après la mort. de cette femme célebre.

les termes simplicité et bêtise sont synonymes, ne voyoit en lui qu'un homme d'une intelligence très bornée. C'est ce qu'on peut inférer, ce me semble, d'un mot qui, en peignant la bonhommie de La Fontaine, fait très bien connoître l'opinion que la multitude avoit de cet homme si digne d'être aimé. La garde qu'on lui donna pendant sa derniere maladie, frappée de la vivacité avec laquelle son confesseur l'exhortoit à la pénitence, lui dit : « Hé! « ne le tourmentez pas tant; il est plus bête que

(1) Il composa lui-même son épitaphe dans ce style simple et naïf dont il a écrit ses meilleurs ouvrages. Quoique tout ce qui rappelle la perte d'un grand homme excite dans l'ame un sentiment pénible, on n'en éprouve aucun en lisant cette épitaphe, parcequ'elle offre en général l'idée d'un homme heureux qui, après avoir apprécié l'argent et le temps à-peu-près ce qu'ils valent, n'avoit pas attendu, comme l'avare de la fable,

Pour jouir de CES BIENS une seconde vie.

Liv. IV, fab. 20.

Voici cette épitaphe telle qu'elle se trouve dans un recueil de ses œuvres posthumes imprimé l'an 1696, c'est-à-dire un an après

sa mort:

Jean s'en alla comme il étoit venu,
Mangea le fonds avec le revenu,
Tint les trésors chose peu nécessaire.
Quant à son temps, bien sut le dispenser:
Deux parts en fit, dont il souloit passer
L'une à dormir, et l'autre à ne rien faire.

<< méchant : Dieu n'aura jamais le courage de le

<<< damner. >>

Cet homme, toujours sincere avec lui-même dans les époques si différentes de sa vie, et qui, pour me servir de l'expression de l'abbé d'Olivet, a mérité que sa mémoire fût à jamais sous la protection des honnêtes gens, mourut à Paris le 13 mars 1695, et fut enterré dans le cimetiere de Saint Joseph, à l'endroit même où Moliere son ami avoit été mis vingt-deux ans auparavant '.

Je n'ignore pas que le second et le troisieme vers sont fort différents dans la plupart des éditions modernes. Celle de Coste, publiée pour la premiere fois en 1742, porte:

D'autres,

Mangeant son fonds après son revenu,
Croyant le bien chose peu nécessaire.

Mangeant son fonds avec son revenu,
Croyant trésor chose peu nécessaire.

J'ai préféré la leçon de l'édition de 1696, comme plus ancienne, plus voisine de la source, et qui d'ailleurs se concilie très bien avec un fait rapporté par l'abbé d'Olivet dans son histoire de l'académie ; c'est que La Fontaine passoit des années entieres à Paris, << ne retournant chez lui que pour vendre quelque portion << de son bien >> ; d'où l'on peut conclure qu'il «< mangeoit le fonds <<< avec le revenu. >>

h

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