Page images
PDF
EPUB

rences précédentes on ajoute un peu plus de discernement dans les emprunts faits à Roubaud, on aura tout ce qui distingue le nouveau du premier dictionnaire des synonymes. Là où le jeune philologue a mis la main se reconnaît le sceau de son génie; et s'il l'eût mise partout, s'il s'était fait réellement l'auteur et non le simple éditeur de la presque totalité du dictionnaire qui porte son nom, je n'aurais certainement pas à diriger contre son livre et contre celui de son prédécesseur une critique commune 1.

Ils se réduisent l'un et l'autre au recueil de Beauzée, rendu à l'ordre alphabétique pur et augmenté d'analyses de Roubaud. Au lieu de considérer les premiers synonymes comme des ébauches imparfaites, comme des matériaux qui ont besoin d'être remis à l'œuvre et de ressentir l'effet du progrès de la science pour entrer en harmonie avec les autres, les éditeurs juxtaposent des résultats disparates, ceux de Girard acceptés sur parole avec ceux de Roubaud obtenus et vérifiés par l'étymologie. A la force de vérité qui peut être dans ceux-là comme n'y être pas et qui se sent, pourquoi n'avoir pas ajouté l'autorité incontestable et manifeste de la méthode? Encore si on cherchait à mettre quelque 'liaison entre ces éléments d'origine diverse, à en marquer les rapports. Mais point. deux ou plusieurs articles ont beau traiter des sujets qui soient les mêmes ou au moins semblables, on n'en tient nul compte, on ne les réunit pas sous un même chef, on ne les rapproche pas, on ne renvoie seulement pas des uns aux autres. Au contraire, les éditeurs semblent s'attacher à l'ordre alphabétique uniquement parce qu'il leur donne moyen de placer à de grandes distances les articles où les mêmes synonymes sont distingués. En appelant dictionnaire l'ouvrage dans lequel tous les travaux des synonymistes viendraient, non pas s'accumuler, mais se ranger et s'ordonner de manière à composer comme un édifice, Beauzée n'avait point entendu qu'on y laisserait régner une pareille incohérence; la preuve en est dans la manière dont il en use lui-même relativement aux synonymes de Girard : il les dispose, autant qu'il le peut, d'après l'analogie des matières, ayant soin, outre cela, de marquer par des renvois les rapports qu'ils ont entre eux ou avec les articles nouveaux contenus dans le second volume. Au fait, si, malgré cette indication, on se borne à entasser confusément les articles, pourquoi donner le nom de dictionnaires à de tels ouvrages? Girard et Roubaud ont intitulé les leurs simplement, Synonymes français, bien qu'ils y observent aussi l'ordre alphabétique.

Non-seulement le désordre est le caractère de ces compilations indigestes, mais encore les doubles emplois et les contradictions y abondent; ce qui était inévitable dans des livres composés de pièces de rapport auxquelles on se fait scrupule de toucher. Ainsi on y rencontre souvent des articles portant le même titre. Or, s'ils contiennent une seule et même distinction, l'un des deux est inutile, il

1. La lecture des articles de M. Guizot m'a fait regretter que, se contentant d'être l'heureux imitateur de Girard, de Beauzée et de Roubaud, il n'eût pas revu, disons même amélioré les articles qui ne lui appartiennent pas; il a certainement senti la nécessité de cette révision. » (Piestre, La Synonymie française, 2 vol in-12, Lyon, 1810. Avertissement, VIII.).

fallait le retrancher; et, dans le cas contraire, dans le cas où ils sont en désaccord, il fallait prendre parti, admettre l'un et rejeter l'autre. Mais à l'égard de ces imperfections, les éditeurs ne se permettent qu'une chose, c'est de les dissimuler en éloignant, autant que possible, à la faveur de l'ordre alphabétique, les articles qui en sont entachés. Par exemple, à la lettre F se trouve de Girard l'article Facile, aisé, et à la lettre A le même article répété et suivi d'un autre de Roubaud qui réfute le premier. Il en est de même pour Charge, fardeau et faix; Lâche et poltron; Étonnement et surprise; Change, échange, troc et permutation; Excepté, hors et hormis; Animal, bête et brute; Contentement et satisfaction; et pour une foule d'autres. Ce qui importe dans ces sortes de travaux, ce n'est pas, comme on semble le croire, la multiplicité des articles, et le plus ou moins d'esprit, de finesse et de sagacité développé par les auteurs, mais la vérité sur le fond des choses; et, la vérité étant une, les mêmes synonymes ne peuveut pas être traités de vingt manières également vraies. Loin de diminuer la confusion, il arrive parfois à M. Guizot de l'augmenter. Girard avait fait un article, Projet, dessein, et Roubaud un article Très, fort, bien. A une grande distance de ces articles, l'éditeur en fournit deux autres de sa composition, Dessein, projet, entreprise, et Fort, très, sans chercher à les concilier avec les précédents. Le nombre des articles synonymiques ne constitue pas plus une richesse que celui des mots synonymes, si on n'en marque nettement les rapports.

De là vient à ces recueils leur peu d'utilité. Ils sont plus propres à jeter le trouble dans l'esprit qu'à fixer les idées. Le lecteur ordinaire y va chercher, comme en des dictionnaires et en des manuels, non pas une diversité d'opinions qu'il n'a pas le temps ou le talent de discuter et qui ne lui laisse qu'incertitude, non pas des éléments de solution, mais des décisions bien arrêtées, des solutions toutes faites, et c'est aux éditeurs à les lui fournir en s'aidant des travaux des synonymistes comme de simples mémoires. Or, à chaque instant il se voit déçu. Veut-il connaître, par exemple, en quoi diffèrent la méfiance et la défrance? Il trouve sur ce sujet et l'un à la suite de l'autre deux articles qui enseignent précisément le contraire qu'aura-t-il gagné à cette lecture? Mais son embarras augmente lorsque les mots dont les différences l'intéressent font partie de nombreux articles. Pour apprendre, par exemple, les caractères opposés de l'épouvante et de l'effroi, il devra consulter quatre articles empruntés à différents synonymistes où les rapports des deux mots à distinguer sont obscurcis par leur union avec d'autres mots. S'appliquera-t-il à les dégager et à les comparer et saura-t-il tirer de cette comparaison un résultat qui le satisfasse? N'était-ce pas un devoir de lui épargner ce travail long et difficile? Difficile, disonsnous, et c'est sans doute à cause de cette difficulté même que l'éditeur trop modeste ou trop pressé a mieux aimé donner le tout que de choisir le meilleur. Mais il n'y a pas de milieu entre rapporter fidèlement tous les essais des synonymistes, sans presque aucun avantage pour le public, et se les approprier de manière à s'en servir comme de matériaux pour composer un livre utile où il y ait unité de plan, ensemble et accord, dût l'éditeur ne pas toujours faire entre

ces essais le choix le plus raisonnable. Encore sera-t-il plus capable à cet égard, que la grande majorité des lecteurs tout à fait étrangère à ces recherches. Que si on se borne à recueillir ces travaux de toutes mains, on n'en formera qu'un pêle-mêle, un chaos au milieu desquels il ne sera pas possible de s'orienter. Pour les rendre profitables, il faut qu'un même esprit ait le courage et la patience de les soumettre à un remaniement général. N'est-ce pas ainsi qu'en usent les auteurs de traités scientifiques à l'égard des mémoires présentés à l'Institut? Ils n'en donnent pas la collection; ils les consultent. Assimilation d'une entière justesse, car un livre de synonymes n'est point une œuvre littéraire où le fond soit inséparable de la forme, mais plutôt un traité dont on peut présenter en d'autres ou en de moindres termes une idée très-exacte.

Ce travail de conciliation et de fusion, qui consiste à réduire en une seule famille divers articles impliquant évidemment la même idée commune, doit produire pour la science elle-même un grand avantage en rapprochant des mots synonymes auparavant isolés, il aura pour effet d'en opérer la distinction et de rendre inutiles à leur égard des recherches ultérieures. Dans le dictionnaire de M. Guizot, le mot malheur fait partie de deux articles on le trouve ici à côté d'accident et de désastre, là avec calamité et infortune. La lecture de ces deux articles apprend bien la différence qu'il y a entre malheur, accident et désastre, d'une part; entre malheur, calamité et infortune, de l'autre; mais non pas celle qui existe entre accident et désastre, d'une part, calamité et infortune, de l'autre; et c'est ce que l'on connaîtraît, si des deux articles on n'en eût fait qu'un où les cinq mots, malheur, accident, désastre, calamité et infortune eussent été traités ensemble et caractérisés chacun par rapport à tous les autres1.

Quelle peut donc être dans nos éditeurs la raison de ce respect superstitieux pour des œuvres si diverses, où nécessairement le faux se trouve parfois à côté du vrai? Ne serait-ce pas que, les considérant comme des modèles d'un genre littéraire, modèles consacrés par une longue approbation, on se croirait coupable et comme sacrilége d'y changer quoi que ce fût? Mais qu'on ne s'y trompe point: nos éditeurs se permettent cette irrévérence; ils ne se réduisent point au rôle pur et simple de rapporteurs ; ils font souvent acte d'indépendance bon gré, mal gré, tant ils se sentent à l'étroit dans les limites d'une tâche si infructueusement servile. Ainsi, parmi les synonymes répandus dans l'Encyclopédie, ils recueillent les uns et négligent les autres, apparemment parce qu'ils jugent ceuxlà bons et ceux-ci mauvais. Et ce qu'ils jugent mauvais, un autre le trouverait peut-être bon; un autre accorderait peut-être une place à ce qu'ils ont exclu, et, par exemple, aux synonymes, Embrassement et embrassade, Fleuve et rivière, Soupir, sanglot, gémissement, etc. Is retranchent deux articles contenus dans Beauzée; ils en donnent de l'Encyclopédie que Beauzée avait omis. Quelquefois deux synonymistes étant arrivés sur un même article, enchainement et enchainure, par exemple, au même résultat, ils suppriment le travail de l'un des deux. M. Guizot, en particulier, substitue un article, Logique, dialectique, de sa façon 1 Voy. Malheur, infortune, etc., p. 758 et suiv.

à celui de Roubaud qu'il juge sans doute indigne d'être rapporté. N'est-ce pas, d'ailleurs, s'attribuer sur ces auteurs le droit le plus étendu que de les faire connaître seulement par extraits, comme on le pratique constamment à l'égard de Roubaud? N'est-ce pas les mutiler? N'est-ce pas pécher contre la fidélité historique à laquelle on paraît tenir si fort? Donc, puisqu'il faut toujours en revenir à soumettre à sa propre appréciation les écrits anciens qu'on entreprend de renouveler, à s'établir juge de leur valeur, autant vaut le faire d'une manière ouverte et indépendante: on ne donne rien de plus à l'arbitraire, et le public y gagne beaucoup.

Avec ce respect pour les noms et pour les admirations du passé on se condamne à n'estimer que la forme et la lettre dans des matières où le fond et l'esprit méritent seuls attention. D'où suit une conséquence funeste relativement aux travaux dont l'éditeur dispose, c'est qu'il ne lui est pas permis d'en tirer tout le parti possible. Nos synonymistes, même les meilleurs, ne rencontrent pas toujours juste parmi leurs distinctions, il s'en trouve d'évidemment mauvaises ou faibles; néanmoins on les reproduira par égard pour des écrivains si considérés. Pareillement, si deux synonymistes traitant un même sujet ont obtenu pour résultat la même différence, on devra préférer le travail du plus célèbre, bien que celui de son rival lui soit peut-être supérieur sous plus d'un rapport. Ainsi des synonymes de Girard plusieurs ont été refaits avantageusement, et pourtant sans changement fondamental, par l'Encyclopédie : les idées y sont exprimées d'une manière plus philosophique ou plus appropriée à notre temps, les exemples mieux choisis; n'importe, on privera le public de ces perfectionnements, on donnera la préférence à la forme ancienne sur la forme nouvelle uniquement pour rendre hommage à la gloire de Girard. Que si ce maître habile, mais non pas infaillible, se trouve sur un point combattu quelque part, dans Roubaud, par exemple, soit directement, soit par occasion, on rapportera peutêtre la réfutation, mais, quelque concluante qu'elle soit, elle n'empêchera pas de rapporter aussi l'article convaincu de fausseté. A plus forte raison ne daignera-t-on point prendre conseil des synonymistes étrangers. Que de lumières cependant on pourrait leur emprunter! Tous ont commencé par imiter Girard en distinguant les synonymes de leur langue correspondant à ceux de la nôtre que Girard avait distingués; mais ils l'ont seulement imité, et parfois à ses observations ils en ajoutent dont l'examen doit faire revenir sur les premières. L'avantage est bien plus évident quand il s'agit de synonymes qui n'ont point encore été traités chez nous. Contre cette réciprocité de services entre les langues on objectera, nous le savons, la différence de leur génie particulier. Mais cette différence n'est pas si grande que les synonymistes de deux nations ne puissent au moins se donner des avis. S'il faut user de ce moyen avec précaution, ce n'est pas une raison pour se l'interdire. Les mots main et écriture sont synonymes dans le sens où l'on dit d'un homme qui écrit bien, qu'il a une belle main ou une belle écriture. Nos synonymistes ne les ayant point encore examinés, celui qui voudra le faire trouvera dans l'article d'Eberhard intitulé Hand, Schrift, d'utiles indications; car pour qui sait un peu d'allemand, il

est évident qu'il y a entre les deux mots des deux langues une correspondance parfaite. On ne consultera pas non plus sans fruit le même écrivain relativement aux différences à établir entre assister et étre présent, et entre beaucoup d'autres synonymes pour nous jusqu'à présent indistincts.

Voilà donc ce que devint le riche héritage de synonymes transmis par le xvIIIe siècle au XIX. Au point où en était cette étude, il eût fallu les fondre dans un dictionnaire, tel que l'entendait Beauzée, c'est-à-dire, dans un livre bien ordonné, où ils fussent tous rangés en familles en raison de leur idée générale. On ne le fit pas. On se contenta d'en donner la collection sans utilité pour le public, déguisant sous l'ordre alphabétique le plus complet désordre. Mais l'œuvre d'organisation, qui devait mettre en valeur tous ces travaux partiels et divers, ne pouvait être plus longtemps ajournée. Le besoin en était devenu d'autant plus grand, d'autant plus sensible, que, le nombre des synonymes expliqués augmentant, il se trouvait aussi plus d'articles qui se rencontraient, se contredisaient ou faisaient double emploi. Je n'ai pu manquer d'éprouver ce besoin, moi surtout qui, outre les essais déjà connus et ce qu'y ont ajouté M. Guizot et Laveaux, ai eu à ma disposition les synonymes de Condillac et ceux de Leroy, sans compter les synonymes latins de Doderlein, les italiens de Romani et les allemands d'Eberhard, dont on peut souvent faire et dont on n'a jamais tenté de faire à notre langue une heureuse application. En conséquence, j'ai pensé que, mettant à profit tout ce qui avait été produit en ce genre, en France principalement, je devais substituer enfin à une compilation informe, composée de pièces de rapport et contenant des articles disparates, contradictoires, dont les auteurs suivent, les uns une pratique, les autres une autre, un livre fait sur un même plan et d'une seule main, lequel se distinguât surtout par l'ordre et par la distribution régulière des mots.

Reprenant la tâche à ce nouveau point de vue, et la considérant d'abord d'une manière générale, j'avais pour premier devoir d'en reconnaître les parties, de me demander si tous les synonymes sont du même genre et peuvent être traités de même.

III. Quelles sont les principales espèces de synonymes, et à combien de sortes de recherches donne lieu par conséquent l'étude de leurs différences?

Les synonymes se divisent en trois classes, eu égard à la nature de leur différence, et à la source d'où elle se tire. Les uns n'ont pas le même radical, et la différence s'obtient par la considération attentive de la signification primitivement inhérente au radical de chacun d'eux. Tels sont: Abattre, renverser, ruiner, détruire; Paresse, indolence, nonchalance, négligence; Appas, attraits, charmes. Les autres ont le même radical, mais différemment modifié parce qu'ils sont soumis à des influences grammaticales différentes ou parce qu'ils n'ont pas le même commencement ou la même terminaison, et l'on arrive à saisir leur différence en déterminant la valeur de ces diverses modifications. Exemples: dé

« PreviousContinue »