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près, on aperçoit ce qu'il y a de particulier dans chacune de ces nuances, ou,' pour parler sans figure, on s'aperçoit que chaque mot est marqué de traits distinctifs qui le rendent seul propre à exprimer dans certaines circonstances l'idée générale qu'ils représentent tous.

Conformément à ces deux manières de voir, celle du vulgaire et des versificateurs, suggérée ou entretenue par les vocabulistes, et celle des grammairiens philosophes partagée par tous les bons écrivains, les synonymes sont devenus le sujet de deux sortes d'ouvrages également appelés Dictionnaires des synonymes. Dans les uns, comme dans le Gradus, n'ayant égard qu'à leur ressemblance et les prenant pour ce que les donnent les dictionnaires ordinaires, on les a rassemblés par groupes afin que le lecteur pût à son gré se servir de celui-ci ou de celui-là, mais sans lui indiquer de choix. Tels sont le Dictionnaire de Timothée de Livoy, augmenté par Beauzée, en français, et celui de Rabbi, en italien; tel fut chez les Grecs l'Onomasticon de Julius Pollux. Dans les autres, les mots synonymes, c'est-à-dire en partie synonymes, car on n'en reconnaît point qui le soient entièrement, se trouvent aussi rangés en famille, en raison de leur ressemblance; mais à chacun est assignée une nuance propre qui le caractérise et ne permet pas d'en employer un autre dans certaines occasions. Là, on dirait des livres d'histoire, de mathématiques, de morale, jetés pêle-mêle sur les rayons d'une bibliothèque; ici, des échantillons de minéraux régulièrement classés dans un cabinet d'histoire naturelle. Nous entendons exclusivement par Dictionnaires des synonymes des ouvrages du second genre, quoique cette dénomination convienne mieux à ceux du premier, où l'on ne tient pas compte des différences, où l'on ne semble pas y croire.

Tel est le sens du mot synonyme; tel est celui de l'expression Dictionnaire des synonymes. Si l'usage n'avait consacré cette dernière, il faudrait la remplacer par celle de Dictionnaire anti-synonymique; car l'espèce d'ouvrage qu'elle désigne est destinée à dissiper l'apparente synonymie à la faveur de laquelle les dictionnaires ordinaires, sans avoir l'air d'abandonner leur tâche, se dispensent réellement de définir les mots.

Un pareil ouvrage est une nécessité pour tout esprit droit et judicieux qui ayant à cœur la clarté et la précision du discours ne se contente pas d'une idée telle quelle des choses. Les dictionnaires ne donnent sur les acceptions des mots que des à peu près. Mais leurs définitions ne seraient ni inexactes, ni incomplètes, ni évasives, qu'elles ne satisferaient point encore, parce qu'elles sont arbitraires et dogmatiquement imposées. Et fussent-elles justifiées, en même temps qu'elles marqueraient fidèlement tous les traits caractéristiques de l'idée dont le mot est le signe, elles ne peuvent obtenir assez de développement dans le dictionnaire général pour être nettement et distinctement entendues. Voilà pourquoi un dictionnaire parfait sous ce rapport ne rendrait pas inutile l'usage du dictionnaire des synonymes. Il ne suffit pas de définitions irréprochables pour mettre en état de discerner toujours et sûrement la propriété des termes; il faut de plus en rapprochant les définitions de ceux dont le sens se touche, faire res

sortir leurs nuances distinctives, et pour cela ce n'est pas trop la plupart du temps d'une longue comparaison où on les oppose les uns aux autres sous toutes les faces, au moyen de phrases faites à dessein ou d'excmples empruntés aux écrivains les plus considérables. Voilà pourquoi les dictionnaires des synonymes, abrégés de Girard, que Boiste et Laveaux ont joints à leurs grands dictionnaires augmentent le volume de ceux-ci sans rien ajouter à leur valeur. Le fait est qu'une foule de distinctions ne s'y comprennent plus, faute d'explications et de détails. De là vient aussi en partie que les Synonymes latins de Gardin Dumesnil, imitation écourtée de Girard, sont si insignifiants et si peu utiles à étudier1. Voilà pourquoi enfin on ne saurait donner du travail d'un synonymiste une analyse fidèle et claire, surtout quand on s'attache, ainsi que l'a fait M. Guizot par rapport à Roubaud, non pas à résumer sa pensée, mais à transcrire quelques phrases avec les termes mêmes dont l'auteur s'est servi.

Les dictionnaires ordinaires ont pour inconvénients de laisser dans l'incertitude touchant la signification propre des mots, et, en ce qui concerne le choix de ceux-ci, de favoriser la paresse et l'indifférence, de fournir au verbiage un aliment et un encouragement. En combattant deux effets si déplorables, le dictionnaire des synonymes rend un double service. Il y a plus: sans les lumières qu'il prête, on ne saisirait pas toujours dans les auteurs classiques des finesses. qui tiennent à des nuances de sens fort délicates. Par exemple, Laharpe rapporte, dans son Cours de littérature, qu'à l'époque de la Révolution l'impudence des mœurs fut telle, que les femmes en vinrent à s'habiller sans se vêtir; expression admirable, mais dont la justesse parfaite doit échapper à bien des lecteurs, à tous ceux qui s'en rapportent aux dictionnaires pour les sens des mots : les dictionnaires définissent s'habiller par se vêtir, et se vêtir par s'habiller. Vous lisez dans Montaigne que c'est trahison de se marier sans s'épouser ; que, pour donner comme il faut, on doit épandre le grain, non pas le répandre 3; et qu'en faisant souvent le piteux on n'est pitoyable à personne. Bornez-vous à consulter le meilleur de nos dictionnaires, celui de l'Académie, vous ne parviendrez pas avec son aide seule à comprendre tout ce qu'il y a de spirituel et de juste dans ces trois phrases. Vous y trouverez la même définition appliquée à se marier et à s'épouser, à épandre et à répandre, à piteux et à pitoyable. Il arrive bien quelquefois aux vocabulistes de mettre des différences entre les définitions des mots opposés par les auteurs; mais d'ordinaire, ou ces différences sont fausses, comme celle, par exemple, que prétend établir l'Académie entre c'est à vous à et c'est à vous de, ou elles ne sont qu'apparentes et en les pressant on en fait aisément ressortir tout ce qu'elles contiennent d'illusoire. A la fin du chapitre intitulé: De Democritus et Heraclitus, le même Montaigne écrit que, notre propre et pécu

1. Le même reproche ne saurait être fait à l'excellent Traité des synonymes de la langue latine de M. E. Barrault, auquel l'Institut a décerné le prix de linguistique en 1853.

2. Liv. III, chap. v.

3. III, VI.

4. III, IX.

lière condition est autant ridicule que risible. Voulant m'expliquer ce qui distingue ces deux derniers adjectifs, j'ouvre le dictionnaire de l'Académie et j'y lis: ridicule, digne de risée, de moquerie; risible, digne de moquerie. Définitions absolument équivalentes, ou bien la différence tient au mot risée, qui est dans la première et non dans la seconde. Mais en cherchant la définition de risée, je trouve moquerie. De sorte que, à dire le vrai, on se donne l'air de définir différemment des mots qu'on définit tout à fait de même, et si dans la phrase de Montaigne on substituait les définitions aux définis, on aurait pour résultat : Notre propre et péculière condition est autant digne de moquerie et de moquerie que de moquerie 1.

II. Histoire des travaux qui ont eu pour objet la synonymie française.

Ce genre d'étude n'a point commencé dans les temps modernes : l'antiquité l'a cultivé de bonne heure. Le premier qui s'en soit occupé chez les Grecs, à notre connaissance, du moins, est un des maîtres de Socrate, le sophiste Prodicus. Il attachait un grand prix à la science de la propriété des mots; il donnait même sur ce sujet des leçons qu'il faisait payer cinquante drachmes par tête. Platon, à qui nous devons ces détails, rapporte quelques-unes de ses distinctions dont il se moque à cause de leur subtilité ou peut-être simplement par esprit d'hostilité contre les sophistes en général; ce qui ne l'a pas empêché d'imiter lui-même ce qu'il condamnait, en fondant sa réfutation de la philosophie ionienne sur une différence, jusque-là inaperçue, entre les deux mots ap et Torsion, c'est-à-dire principe et élément. On voit aussi dans Athénée que Chrysippe avait composé un livre de synonymes. Toutefois, il n'est parvenu jusqu'à nous de traité des synonymes grecs que celui du grammairien Ammonius qui vivait au commencement du second siècle ou vers la fin du quatrième après J.-C. Il a été traduit en français et augmenté d'un grand nombre d'articles tirés de divers autres grammairiens grecs par M. Al. Pillon. Les Latins ne nous ont laissé aucun ouvrage semblable. Ce n'est pas que leurs plus célèbres écrivains, grammairiens et rhéteurs aient ignoré la nature de ces mots et dédaigné leur examen : Cicéron, Quintilien, Sénèque, Varron et autres contiennent nombre de passages, la plupart recueillis par Beauzée, dans lesquels les synonymes sont clairement définis, et beaucoup de distinctions synonymiques expressément établies.

Cependant, ce n'est point, on peut le croire, à l'imitation des anciens que les modernes en sont venus à se livrer aux mêmes recherches. En cela les modernes ont suivi l'exemple des Français, et ces derniers n'ont point eu de maîtres. D'abord des philologues, parmi lesquels Vaugelas, Ménage, le P. Bouhours, Labruyère et Andry de Boisregard, avaient sans conséquence indiqué ou même caractérisé certains mots synonymes. Mais, à force d'en voir augmenter le nombre,

1. Voy. Ridicule, risible, p. 274.

2. Paris, 1824, 1 vol. in-8°.

Girard conçut l'idée d'en faire l'objet d'un traité spécial; et, qu'il ait ou non connu les quelques mots échappés en passant aux grammairiens de son époque et les observations plus étendues des auteurs latins, ou même, si l'on veut, le traité d'Ammonius, c'est à bon droit qu'il passe pour le créateur de cette branche de la philologie dans les temps modernes. « Je n'ai copié personne, dit-il lui-même; je ne crois pas même qu'il y ait encore eu personne à copier sur cette matière; de sorte que si cet ouvrage n'a pas le mérite de la perfection, il a du moins celui de la nouveauté.» expose et soutient par des raisons solides l'opinion qui sert de principe à cette étude, savoir qu'une langue cultivée, comme est la nôtre depuis le siècle de Louis XIV, ne renferme point de mots parfaitement synonymes; il donne dans sa théorie l'idée la plus juste de ce qui fait la richesse d'une langue; sa manière est à lui; ses explications sont originales; il répand sur toutes les matières qu'il touche un charme et un intérêt extrêmes; et, ce qui n'est pas moins décisif, il a donné le ton, au moins pendant longtemps, à tous les essais postérieurs du même genre, soit en France, soit à l'étranger 1.

1. Avant Girard, un ami de Mme de Sévigné, un philosophe cartésien, Corbinelli, avait formé le projet de déterminer par comparaison l'exacte signification des mots. Cette idée lui vint à propos d'une maxime de La Rochefoucauld qui lui sembla contenir des termes équivoques. Il annonça donc à Bussy-Rabutin l'intention de refaire les définitions des dictionnaires et commença à lui demander des distinctions, celles, par exemple, qu'il faut mettre entre la bonne grâce et le bon air, entre le bon sens, le jugement, la raison, etc. « Ne vous amusez pas, ajoute-t-il, à me dire que ce sont la plupart des synonymes; c'est le langage ou des paresseux ou des ignorants. Je suis après à définir tout, bien ou mal, il n'importe. Faites la même chose, je vous en prie. » Le comte de Bussy-Rabutin, de concert avec sa fille, Mme de Coligny, et l'évêque d'Autun, M. de Roquette, se mit à distinguer les synonymes proposés par Corbinelli. Leurs distinctions tout au moins très-curieuses n'ont point été connues de Beauzée ni d'aucun autre synonymiste. Ce sont encore des richesses qui ont manqué à mes prédécesseurs, et que j'ai jointes à tant d'autres dont ils n'ont pas pu ou su tirer profit.

Corbinelli reçut les distinctions de Bussy et lui en demanda de nouvelles. « Je me suis mis dans la tête, dit-il, d'avoir des idées fixes et claires d'un grand nombre de choses dont on parle sans les entendre. Je ne puis souffrir qu'on dise qu'un tel est honnête homme, et que l'un conçoive sous ce terme une chose, et l'autre une autre; je veux qu'on ait une idée particulière de ce qu'on nomme le galant homme, l'homme de bien, l'homme d'honneur, l'honnête homme, qu'on sache ce que c'est que le goût, le bon sens, le jugement, le discernement, l'esprit, la raison, la délicatesse; l'honnêteté, la politesse et la civilité. Or, de la façon dont vous vous y prenez, vous êtes mon homme, et Mme de Coligny est celle qu'il me faut. Ne vous amusez pas à former vos définitions sur l'usage de parler; car la plupart des termes deviennent synonymes par là. Les conversations ne permettent pas qu'on soit fort exact ni fort régulier dans le choix des paroles. Ce serait une contrainte pédante; mais je prétends qu'on soit rigoureux quand il est question de définir au vrai. Je définis enragement, peut-être bien, peut-être mal: mais enfin je veux fixer mes idées. Vous verrez tout cela, et vous m'en direz, s'il vous plaît, votre sentiment. >>

Les nouvelles distinctions du comte de Bussy ne se firent pas attendre; mais Corbinelli ne lui proposa plus d'autres synonymes à examiner. Il s'occupa exclusivement, à ce qu'il paraît, d'un procès qu'eut une de ses parentes, et le projet des synonymes fut sans doute abandonné. Mme de Sévigné, écrivant ensuite à Bussy, lui dit au sujet de Corbinelli: «< N'attendez pas si tôt les définitions que vous lui avez demandées : depuis trois mois il n'a lu que le code de Cujas. » Nous ne croyons même pas que jamais Corbinelli ait fait depuis des synonymes l'objet de recherches sui

Mais naturellement le premier qui entra dans la carrière n'en mesura point toute l'étendue. Il recueillit comme des singularités dignes de remarque, comme des difficultés à résoudre, tous les synonymes qui se présentèrent à son esprit, ne se doutant pas qu'ils fussent si nombreux. Dans sa première édition, Girard dit naïvement que peut-être il en a oublié quelques-uns. De plus, son livre manque de plan. C'est un composé de pièces détachées entre lesquelles l'auteur ne soupçonne aucun enchaînement possible, ni pour la forme, ni pour le fond, ni pour la méthode, ni pour les idées. « On n'a, dit-il, qu'à ouvrir mon ouvrage au hasard, on tombera toujours sur quelque chose d'entier. » Ses articles, en effet, forment des tous isolés; mais, quoi qu'il en dise, ils ne sont déjà pas à tel point indépendants que Beauzée n'ait pu, dans les éditions suivantes, les ranger d'après l'analogie des objets ou des idées dont ils traitent. Avant qu'on pût et pour qu'on pût envisager le sujet d'une manière large, en concevoir la méthode et l'unité et y opérer des divisions régulières en rapprochant les articles liés par la communauté de leur idée générale, il fallait qu'on connût et qu'on eût déjà distingué une grande quantité de synonymes. Par sa position seule, Girard dut être exclusivement occupé de détails; il ne faut pas s'attendre à trouver au point de départ des sciences, ni de vastes théories, ni des conceptions encyclopédiques. L'abbé Girard avait dédié son livre à une dame, la duchesse de Berry. Il n'aspirait, disait-il, qu'à l'avantage de lui plaire, se félicitant d'être à son service et de pouvoir se produire dans le public sous une telle protection. En tête de l'ouvrage se trouvait représenté le Saint-Esprit avec cette épigraphe, Spirat Spiritus ubi vult, l'esprit se fait sentir où il veut : emblème parfaitement approprié au sujet; car l'auteur a su rendre généralement intéressantes, par l'esprit qu'il y a mis, des recherches, de leur nature abstraites et peu propres à séduire le commun des lecteurs. Aussi le goût s'en répandit promptement et les femmes surtout s'y adonnèrent avec passion. Mais ce n'était pas une tâche à laquelle on travaillât de concert, mesurant ce qui restait à faire par ce qui avait été fait; c'était une sorte d'escrime dans laquelle chacun voulait s'essayer, un exercice au moyen duquel on cherchait à développer et à faire briller le tact et la finesse dont on était doué. On se proposait des synonymes à distinguer comme des énigmes à résoudre : c'était moins une occupation laboricuse devant produire des résultats utiles et durables qu'un amusement de société qui parfois dégénérait en jeux de mots. Lorsque l'empereur d'Allemagne, Joseph II, visita l'Académie française en 1777, le secrétaire perpétuel, d'Alembert, ne trouva rien de mieux à faire que de lire en sa présence « quelques synonymes dans le goût de ceux de l'abbé Girard; et parmi ces synonymes était celui de Simplicité, modestie, qui finissait

vies, du moins, à en juger par les lettres de Mme de Sévigné, où il n'y a plus trace de synonymes ni allusion à l'entreprise primitive de son ami. C'était un homme de loisir, un amateur ou un bel esprit dans l'acception favorable de ces mots, et il voyait la meilleure société, Bossuet, Boilean, Bourdaloue. Mais il avait dans l'esprit plus d'ardeur que de constance: il devint de synonymiste leziste, et se jeta plus tard dans la mysticité. (Lettres de Mme de Sévigné, éd. Ledentu, II. Lettre 656 et suiv.).

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