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et l'autre louange est fondée sur une supposition, et l'une de ces suppositions n'est pas plus impossible que l'autre. En vérité, mon ami Aretin, voici un mauvais pas dont vous ne vous tirerez pas aisément. Croyez-moi, il faut de la mémoire pour mentir, et du jugement pour plaisanter.

Caton, qui étoit fort aigri contre le nouvel auteur, se souvint que dans le même endroit dont il s'agissoit entre Virgile et Aretin, il y avoit encore une contradiction, et se mit à déclamer tout de nouveau avec beaucoup de force. On approuve, disoit-il, la louange que Virgile m'a donnée. Elle est donc juste et vraie dans les principes de l'auteur qui demande tant de chose aux louanges. Je suis donc le plus honnête homme de tous les gens de bien. Je n'ai donc pas été un lâche, qui n'ait osé ni vivre ni mourir de bonne grâce. Ne m'établira-t-on poins de caractère? Ne dira-t-on point ce que l'on veut que je sois?

Diogène interrompit Caton, et dit avec un air railleur et piquant: Il faut bien défendre contre Caton ce pauvre auteur qui n'est pas ici. Il s'est contredit, il est vrai; mais il a fort bien fait. Il imitoit Lucien, Lucien se contredisoit. J'en puis parler mieux qu'un autre, car c'est en partie sur mon chapitre que Lucien s'est contredit. Dans un de ses Dialogues, Cer

bère dit à Menippe qu'il a vu descendre Socrate aux enfers, fort chagrin, regrettant sa famille, et pleurant, comme un enfant; et qu'il ne se souvient point que personne ait fait une belle entrée en ce lieu-là, hormis ce Menippe à qui il parle, et moi. Dans un autre Dialogue ce n'est plus de même, il n'y a que les sept sages, gens qui ne sont pas tout-à-fait irréprochables, comme on sait, qui soient morts gaiement, et qui fassent voir dans les enfers qu'ils sont contens de leur condition. Me voilà donc exclus du nombre des vrais philosophes, et d'ailleurs Cerbère en a plus vu qu'il ne dit. Il paroit assez que l'auteur des nouveaux Dialogues a cru qu'il étoit de son devoir d'imiter cette contradiction, et il faut avouer qu'il l'a imitée fort heureusement. Caton auroit extrêmement tort de se plaindre de lui; je ne me plains seulement pas de Lucien qui n'a aucune excuse; lui qui s'est contredit sans avoir imité personne.

Lucien, qui véritablement n'avoit rien à répondre, et qui de plus ne vouloit point se commettre avec Diogène qu'il craignoit, n'entreprit point de se défendre et de se justifier; et Pluton voyant son silence, déclara:

Qu'il defendoit à tous faiseurs de Dialogue des Morts, d'approuver jamais rien, ni de diré du bien de personne, de peur des contradictions.

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Après cela, Homère fit signe qu'on l'écoutắt, et dit d'une manière assez tranquille, qu'il avoit laissé parler ceux qui étoient les plus pressés de faire leurs plaintes; que Virgile auroit pourtant bien dû avoir plus d'égard pour le prince des poëtes, et ne pas parler avant lui; que Lucien ét son imitateur l'avoient assez maltraité, mais l'imitateur encore plus que Lucien ; que du moins quand Lucien avoit voulu dire du mal d'Homère, il l'avoit fait dire par quelqu'autre que par Homère; mais que chez le nouvel auteur, c'étoit lui qui disoit du mal de lui-même, et qui apprenoit aux autres qu'il n'avoit entendu finesse à rien, et qu'on lui faisoit trop d'honneur d'y en entendre; qu'il auroit bien souhaité qu'on lui eût dit si l'auteur avoit reçu de lui un pouvoir de le faire parler de la sorte; qu'autrement il désavouoit tout, et qu'il entreprenoit de soutenir que ses ouvrages étoient pleins de mystères et d'allégories; que si l'on ne réprimoit cette licence des auteurs, Achillé avoueroit bientôt qu'il mouroit de peur dans le combat, et Pénélope, qu'elle avoit favorisé tous ses amans dans l'absence d'Ulysse; qu'enfin il n'y avoit point de mort qui pût s'assurer de n'être pas ressuscité quelque jour, pour se décrier luimême.

Les plaintes d'Homère parurent si justes, et de plus son autorité leur donnoit tant de poids,

que Pluton, sans écouter Esope qui vouloit répondre, défeudit :

Que l'on fit jamais parler personne contre soiméme, à moins que d'en avoir une procuration en bonne forme.

Mais Homère n'étoit pas encore content. I fit souvenir Pluton qu'il falloit venger l'antiquité des insultes que les deux auteurs des Dialogues lui avoient faites en cent endroits. Quoi! disoit-il, Lucien n'a point respecté mon not, qui s'étoit déjà établi pendant plus de mille années? L'imitateur de Lucien, encore plus hardi que lui, ne respecte pas ce même nom qui a présentement une antiquité de près de trois mille ans! Ce nombre infini d'hommes, qui, dans une si longue suite de siècles, ont adoré mes ouvrages, c'étoient donc des fous! On condamne dans un moment, et sans y faire trop de réflexions, tant de jugemens qui ont tous été conformes! La préoccupation peut beaucoup, dira-t-on. Quand les uns ont crié merveille, tous les autres le crient aussi. Ceux qui seroient d'avis contraire, n'osent se déclarer. Je n'ai qu'un mot à dire. Qu'on me fasse entendre comment j'ai pu avoir une si grande réputation sans la mériter, et je croirai en effet ne l'avoir pas méritée.

Homère fut secondé de je ne sais combien d'anciens, qui étoient tous fort offensés du peu

d'égard que l'on avoit eu pour eux. Chacun représentoit avec indignation le nombre d'années qui parloit pour lui, accabloit les juges de la quantité de témoignages rendus en sa faveur. Eufin Pluton ayant plus delibéré qu'à l'ordinaire sur l'arrêt qu'il alloit rendre, ordonna :

Que les anciens seroient toujours vénérables; que Lucien qui étoit un des premiers qui se fussent révoltés contre eux, et que ceux qui suivroient son exemple, ne seroient jamais réputés anciens, et seroient éternellement sujets à la critique, comme de malheureux modernes.

Ensuite on entendit un certain murmure dans la foule des morts qui avoient été auparavant dans un grand silence. Tout le monde prêta Poreille. C'étoit le duc d'Alençon qui disoit à Elisabeth d'Angleterre : Quoi! votre majesté ne trouvera pas bon que je demande réparation pour elle? Votre majesté ne parlera point? Mais je supplie votre majesté de parler. Je n'agirai et je ne paroîtrai agir que par mon propre mouvement. Je demande cela en grâce à votre majesté; je ne puis souffrir que votre majesté ait été offensée en mon nom.

Tous les morts se mirent à rire d'entendre répéter tant de fois votre majesté; de plus, ces titres-là ne sont guère usités dans la langue du pays. Mais le duc d'Alençon entreprit fort sé

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