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voulois, que j'ai été infidèle à Henri vin, avec assez peu de mystère pour m'en pouvoir faire honneur; mais je ne veux pas m'arrêter sur ce' point-là. Le manque de fidélité se peut ou cacher, ou réparer; mais comment cacher, comment. réparer le manque de jeunesse ? J'en suis pourtant venue à bout. J'étois coquette, et je me faisois adorer; ce n'est rien, mais j'étois âgée. Vous, vous étiez jeune, et vous vous laissâtes couper la tête. Toute grand'mère que j'étois, je suis assurée que j'aurois cu assez d'adresse pour empêcher qu'on ne me la coupât.

A. DE BOU. J'avoue que c'est là la tache de ma vie; n'en parlons point. Je ne puis me reudre sur votre âge même, qui est votre fort. Il étoit assurément moins difficile à déguiser, que la conduite que j'avois eue. Je devois avoir bien troublé la raison de celui qui se résolvoit à me prendre pour sa femme; mais il suffisoit que vous eussiez prévenu en votre faveur, et accoutumé peu à peu aux changemens de votre beauté, les yeux de celui qui vous trouvoit toujours belle.

LA Duc. Vous ne connoissez pas bien les hommes. Quand on paroît aimable à leurs yeux, on paroît à leur esprit tout ce qu'on veut, vertueuse même, quoiqu'on ne soit rien moins; la difficulté n'est que de paroître aimable à leurs yeux aussi long-temps qu'ou voudroit.

A, DE BOU. Vous m'avez convaincue, je vous

cède; mais du moins que je sache de vous par quel secret vous réparâtes votre âge. Je suis morte, et vous pouvez me l'apprendre, sans craindre que j'en profite.

LA Duc. De bonne foi je ne le sais pas moimême. On fait presque toujours les grandes choses sans savoir comment on les fait, et on est tout surpris qu'on les ait faites. Demandez à César comment il se rendit le maître du monde; peut-être ne vous répondra-t-il pas aisément.

A. DE BOU. La comparaison est glorieuse.

LA DUC. Elle est juste. Pour être aimée à mon âge, j'ai eu besoin d'une fortune pareille à celle de César, Ce qu'il y a de plus heureux, c'est qu'aux gens qui ont exécuté d'aussi grandes choses que lui et moi, on ne manque point de leur attribuer après coup des desseins et des secrets infaillibles, et de leur faire beaucoup plus d'honneur qu'ils ne méritoient.

DIALOGUE VI.

FERNAND CORTEZ, MONTEZUME.

F. CORTEZ.

AVOUEZ la vérité. Vous étiez bien grossiers, vous autres Américains, quand vous preniez les Espagnols pour des hommes descendus de la sphère du feu, parce qu'ils avoient du canon, et quand leurs navires vous paroissoient de grands oiseaux qui voloient sur la mer.

MONTEZUME. J'en tombe d'accord; mais je veux vous demander si c'étoit un peuple poli que les Athéniens.

F. COR. Comment! ce sont eux qui ont enseigné la politesse au reste des hommes.

MON. Et que dites-vous de la manière dont se servit le tyran Pisistrate pour rentrer dans la citadelle d'Athènes, d'où il avoit été chassé? N'habilla-t-il pas une femme en Minerve? (car on dit que Minerve étoit la déesse qui protégeoit Athènes.) Ne monta-t-il pas sur un chariot avec cette déesse de sa façon, qui traversa toute la ville avec lui, en le tenant par la main, et en

criant aux Athéniens: Voici Pisistrate que je vous amène, et que je vous ordonne de recevoir. Et ce peuple si habile et si spirituel ne se soumit-il pas à ce tyran, pour plaireà Minerve, qui s'en étoit expliquée de sa propre bouche?

F. COR. Qui vous en a tant appris sur le chapitre des Athéniens ?

MON. Depuis que je suis ici, je me suis mis à étudier l'histoire par les conversations que j'ai eues avec différens morts. Mais enfin vous conviendrez que les Athéniens étoient un peu plus dupes que nous. Nous n'avions jamais vu ni de navires ni de canons, mais ils avoient vu des femmes; et quand Pisistrate entreprit de les réduire sous son obéissance par le moyen de sa déesse, il leur marqua assurément moins d'estime, que vous ne nous en marquâtes en nous subjuguant avec votre artillerie.

P. COR. Il n'y a point de peuple qui ne puisse donner une fois dans un panneau grossier. On est surpris; la multitude entraîne les gens de bon sens. Que vous dirai - je? Il se joint encore à cela des circonstances qu'on ne peut pas deviner, et qu'on ne remarqueroit peut-être pas quand on les verroit.

MON. Mais a-ce été par surprise que les Grecs ont cru dans tous les temps que la science de l'avenir étoit contenue dans un trou souterrain, d'où elle sortoit en exhalaisons? Et par quel

artifice leur avoit-on persuadé que quand la lune étoit éclipsée, ils pouvoient, la faire revenir de son évanouissement par un bruit effroyable? Et pourquoi n'y avoit-il qu'un petit nombre de gens qui osassent se dire à l'oreille, qu'elle étoit obscurcie par l'ombre de la terre? Je ne dis rien des Romains, et de ces dieux qu'ils prioient à manger dans leurs jours de réjouissance, et de ces poulets sacrés dont l'appétit décidoit de tout dans la capitale du monde. Enfin vous ne sauriez me reprocher une sottise de nos peuples d'Amé`rique, que je ne vous en fournisse une plus grande de vos contrées, et même je m'engage à ne vous mettre en ligne de compte que des sottises grecques ou romaines.

F. COR. Avec ces sottises-là, cependant, les Grecs et les Romains ont inventé tous les arts et toutes les sciences, dont vous n'aviez pas la moindre idée.

Mon. Nous étions bien heureux d'ignorer qu'il y cût des sciences au monde; nous n'eussions peut-être pas eu assez de raison pour nous empêcher d'être savans. On n'est pas toujours capable de suivre l'exemple de ceux d'entre les Grecs qui apportèrent tant de soins à se préserver de la contagion des sciences de leurs voisins. Pour les arts, l'Amérique avoit trouvé des moyens de s'en passer, plus admirables peutêtre que les arts mêmes de l'Europe. Il est aisé

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