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tion sujette à de grands revers; mais moi j'étois né pour mourir dans mon lit. La nature m'avoit mis dans la meilleure situation du monde pour cela; point de bien, beaucoup d'obscurité; un peu de voix seulement, et de génie pour jouer

du luth.

M. STUART. Ton luth te tient toujours au cœur. Hé bien ! tu as eu un méchant moment; mais combien as-tu eu auparavant de journées agréables? Qu'eusses-tu fait, si tu n'eusses jamais été

que musicien? Tu te serois bien ennuyé dans une fortune si médiocre.

D. RIC. J'eusse cherché mon bonheur dans moi-même.

M. STUART. Va, tu es un fou. Tu t'es gâté depuis ta mort par des réflexions oisives, ou par le commerce que tu as eu avec les philosophes qui sont ici. C'est bien aux hommes à avoir leur bonheur dans eux-mêmes!

D. RIC. Il ne leur manque que d'en être persuadés. Un poëte de mon pays a décrit un château enchanté, où des amans et des amantes se cherchent sans cesse avec beaucoup d'empressement et d'inquiétude, se rencontrent à chaque moment, et ne se reconnoissent jamais. Il y a un charme de la même nature sur le bonheur des hommes; il est dans leurs propres pensées, mais ils n'en savent rien ; il se présente mille fois à eux, et ils le vont chercher bien loin.

M. STUART. Laisse-là le jargon et les chimères des philosophes. Lorsque rien ne contribue à nous rendre heureux, sommes-nous d'humeur à prendre la peine de l'être par notre raison?

D. Ric. Le bonheur mériteroit pourtant bien qu'on prît cette peine-là.

M. STUART. On la prendroit inutilement, il ne sauroit s'accorder avec elle; on cesse d'être heureux, sitôt que l'on sent l'effort que l'on fait pour l'être. Si quelqu'un sentoit les parties de son corps travailler pour s'entretenir dans une bonne disposition, crois-tu qu'il se portât bien? Moi, je tiendrois qu'il seroit malade. Le bonheur est comme la santé, il faut qu'il soit dans les hommes, sans qu'ils l'y mettent ; et s'il y a un bonheur que la raison produise, il ressemble à ces santés qui ne se soutiennent qu'à force de remèdes, et qui sont toujours trèsfoibles, et très-incertaines.

DIALOGUE IV.

LE TROISIÈME FAUX DÉMÉTRIUS,

DESCARTES.

DESCARTES.

E

Je dois connoître les pays du nord presqu'aussi bien que vous. J'ai passé une bonne partie de ma vie à philosopher en Hollande; et enfin j'ai été mourir en Suède, philosophe plus que jamais.

LE FAUX DÉ. Je vois par le plan que vous me faites de votre vie, qu'elle a été bien douce; elle n'a été occupée que par la philosophie; il s'en faut bien que j'aie vécu si tranquillement.

DES. Ç'a été votre faute. De quoi vous avisiezvous de vouloir vous faire grand duc de Moscovie, et de vous servir, dans ce dessein, des moyens dont vous vous servîtes? Vous entreprîtes de vous faire passer pour le prince Démé trius, à qui le trône appartenoit, et vous aviez déjà devant les yeux l'exemple des deux faux Démétrius, qui, ayant pris ce nom l'un après

l'autre, avoient été reconnus pour ce qu'ils étoient, et avoient péri malheureusement. Vous deviez bien vous donner la peine d'imaginer quelque tromperie plus nouvelle; il n'y a plus d'apparence que celle-là, qui étoit déjà usée, dût réussir.

LE FAUX DÉ. Entre nous, les Moscovites ne sont pas des peuples bien raffinés. C'est leur folie de prétendre ressembler aux anciens Grecs; mais Dieu sait sur quoi cela est fondé.

DES. Encore n'étoient-ils pas si sots, qu'ils pussent se laisser duper par trois faux Démétrius de suite. Je suis assuré que quand vous commençâtes à vouloir passer pour prince, ils disoient presque tous d'un air de dédain: Quoi ! est-il question encore de voir des Démétrius?

LE FAUX DÉ. Je ne laissai pourtant pas de me faire un parti considérable. Le nom de Démétrius étoit aimé, on couroit toujours après ce nom. Vous savez ce que c'est que le peuple.

DES. Et le mauvais succès qu'avoient eu les deux autres Démétrius, ne vous faisoit-il point de peur?

LE FAUX DÉ. Au contraire, il m'encourageoit. Ne devoit-on pas croire qu'il falloit être le vrai Démétrius, pour oser paroître après ce qui étoit arrivé aux deux autres? C'étoit encore assez de hardiesse, quelque vrai Démétrius qu'on fût.

DES. Mais quand vous eussiez été le premier

qui cussiez pris ce nom, comment aviez-vous le front de le prendre, sans être assuré de le pouvoir soutenir par des preuves très-vraisemblables?

LE FAUX DÉ, Mais vous qui me faites tant de questions, et qui êtes si difficile à contenter, comment osiez-vous vous ériger en chef d'une philosophie nouvelle, où toutes les vérités inconnues jusqu'alors devoient être renfermées?

DES. J'avois trouvé beaucoup de choses assez apparentes pour me pouvoir flatter qu'elles étoient vraies, et assez nouvelles pour pouvoir faire une secte à part.

pas

LE FAUZ DE. Et n'étiez-vous point effrayé par l'exemple de tant de philosophes, qui avec des opinions aussi bien fondées que les vôtres, n'avoient laissé d'être reconnus à la fin pour de mauvais philosophes? On vous en nommeroit un nombre prodigieux, et vous ne me sauriez nommer que deux faux Démétríus qui avoient été avant moi. Je n'étois que le troisième dans mon espèce qui eût entrepris de tromper les Moscovites; mais vous n'étiez pas le millième dans la vôtre, qui eussiez entrepris d'en faire à croire à tous les hommes.

DES. Vous saviez bien que vous n'étiez pas le prince Démétrius; mais moi je n'ai publié que ce que j'ai cru vrai, et je ne l'ai pas cru sans

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