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avoit dans la tête, Platon a connu cette espèce de baiser ?

PLA. Oui.

M. D'E. Mais songez-vous bien que le baiser que je donnai à mon savant, fut tout-à-fait philosophique; et que celui que vous donnâtes à votre maîtresse, ne le fut point du tout; que je fis votre personnage, et que vous fîtes le mien?

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PLA. J'en tombe d'accord; les philosophes sont galans, tandis que ceux qui seroient nés pour être galans, s'amusent à être philosophes. Nous laissons courir après les chimères de la philosophie les gens qui ne les connoissent pas, et nous nous rabattons sur ce qu'il y a de réel.

M. D'E. Je vois que je m'étois très-mal adressée à l'amant d'Agathis, pour la défense de mon baiser. Si j'avois eu de l'amour pour ce savant si laid, je trouverois encore bien moins mon compte avec vous. Cependant l'esprit peut causer des passions par lui-même, et bien en prend aux femmes. Elles se sauvent de ce côté-là, si elles ne sont pas belles.

PLA. Je ne sais si l'esprit cause des passions; mais je sais bien qu'il met le corps en état d'en faire naître sans le secours de la beauté, et lui donne l'agrément qui lui manquoit. Et ce qui en est une preuve, c'est qu'il faut que le corps soit de la partie, et fournisse toujours quelque chose du sien, c'est-à-dire, tout au moins de la jeunesse;

car s'il ne s'aide point du tout, l'esprit lui est absolument inutile.

M. D'E. Toujours de la matière dans l'amour!

PLA, Telle est sa nature. Donnez-lui, si vous voulez, l'esprit seul pour objet, vous n'y gagnerez rien; vous serez étonnée qu'il rentrera aussitôt dans la matière. Si vous n'aimiez que l'esprit de votre savant, pourquoi le baisâtesvous ? C'est que le corps est destiné à recueillir le profit des passions que l'esprit même auroit inspirées.

DIALOGUE V.

STRATON, RAPHAEL D'URBIN.

STRATON.

Je ne m'attendois pas que le conseil que je

donuai à mon esclave, dût produire des effets si heureux. Il me valut là-haut la vie et la royauté tout ensemble; et ici il m'attire l'admiration de tous les sages.

RAPHAEL D'UR. Et quel est ce conseil ?

STRA. J'étois à Tyr. Tous les esclaves de cette ville se révoltèrent, et égorgèrent leurs

maîtres; mais un esclave que j'avois, eut assez d'humanité pour épargner ma vie, et pour' me dérober à la fureur de tous les autres. Ils convinrent de choisir pour roi, celui d'entre eux qui, à un certain jour, apercevroit le premier le lever du soleil. Ils s'assemblèrent dans une campagne. Toute cette multitude avoit les yeux attachés sur la partie orientale du ciel, d'où le soleil devoit sortir; mon esclave seul que j'avois instruit de ce qu'il avoit à faire, regardoit vers l'Occident. Vous ne doutez pas que les autres ne le traitassent de fou. Cependant en leur tournant le dos, il vit les premiers rayons du soleil qui paroissoient sur le haut d'une tour fort élevée, et ses compagnons en étoient encore à chercher vers l'Orient le corps même du soleil. On admira la subtilité d'esprit qu'il avoit eue; mais il avoua qu'il me la devoit, et que je vivois encore, et aussitôt je fus élu roi, comme un homme divin.

R. D'UR. Je vois bien que le conseil que vons donnâtes à votre esclave, vous fut fort utile mais je ne vois pas ce qu'il avoit d'admirable.

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STRA. Ah! tous les philosophes qui sont ici vous répondront pour moi, que j'appris à mon esclave ce que tous les sages doivent pratiquer ; que pour trouver la vérité, il faut tourner le dos à la multitude, et que les opinions communes sont la règle des opinions sàines, pourvu qu'on les prenne à contre-sens.

R. D'UR. Ces philosophes-là parlent bien én philosophes. C'est leur métier de médire des opinions communes et des préjugés ; cependant il n'y a rien ni de plus commode ni de plus utile. STRA. A la manière dont vous en parlez, on devine bien que vous ne vous êtes pas mal trouvé de les suivre.

R. D'UR. Je vous assure que, si je me déclare pour les préjugés, c'est sans intérêt; car au contraire, ils me donnèrent dans le monde un assez grand ridicule. On travailloit à Rome dans les ruines pour en retirer des statues, et comme j'étois bon sculpteur et bon peintre, on m'avoit choisi pour juger si elles étoient antiques. MichelAnge, qui étoit mon concurrent, fit secrètement une statue de Bacchus parfaitement belle. Il lui rompit un doigt après l'avoir faite, et l'enfouit dans un lieu où il savoit qu'on devoit creuser. Dès qu'on l'eut trouvée, je déclarai qu'elle étoit antique. Michel-Ange soutint que c'étoit une figure moderne. Je me fondois principalement sur la beauté de la statue, qui dans les principes de l'art, méritoit de venir d'une main grecque ; et à force d'être contredit, je poussai le Bacchus jusqu'au temps de Policlète ou de Phidias. A la fin Michel-Ange montra le doigt rompu, ce qui étoit un raisonnement sans réplique. On se moqua de ma préoccupation; mais sans cette préoccupation qu'eussé-je

fait? J'étois juge, et cette qualité-là veut qu'on décide.

STRA. Vous eussiez décidé selon la raison.

R. D'UR. Et la raison décide-t-elle? Je n'eusse jamais su en la consultant, si la statue étoit antique ou non; j'eusse seulement su qu'elle étoit très-belle; mais le préjugé vient au secours, qui me dit qu'une belle statue doit être antique, voilà une décision, et je juge.

STRA. 11 se pourroit bien faire que la raison ne fourniroit pas des principes incontestables sur des matières aussi peu importantes que celle-là; mais sur tout ce qui regarde la conduite des hommes, elle a des décisions très - sûres, le malheur est qu'on ne la consulte pas.

R. D'UR. Consultons-la sur quelque point, pour voir ce qu'elle établira. Demandons - Jui s'il faut qu'on pleure ou qu'on rie à la mort de ses amis et de ses parens. D'un côté, vous dira-t-elle, ils sont perdus pour vous, pleurez. D'un autre côté, ils sont délivrés des misères de la vie, riez. Voilà les réponses de la raison : mais la coutume du pays nous détermine. Nous pleurons, si elle nous l'ordonne, et nous pleurons si bien, que nous ne concevons pas qu'on puisse rire sur ce sujet-là; ou nous en rions, et nous en rions si bien, que nous ne concevons pas qu'on puisse pleurer.

STRA. La raison n'est pas toujours si irré

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