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de s'être avisé un peu tard de cet expédient. Cependant Pâris témoigne que la proposition lui déplaît; et Priam, qui, à ce que dit Homère, est égal aux dieux en sagesse, embarrassé de voir son conseil qui se partage sur une affaire si difficile et ne sachant quel parti prendre, ordonne que tout le monde aille souper.

Hé. Du moins la guerre de Troie avoit cela de bon, qu'on en découvroit aisément le ridicule; mais la guerre civile d'Auguste et d'Antoine ne paroissoit pas ce qu'elle étoit. Lorsqu'on voyoit tant d'aigles romaines en campagne, on n'avoit garde de s'imaginer que ce qui les animoit si cruellement les unes contre les autres, c'étoit le refus qu'Auguste vous avoit fait de ses bonnes grâces.

FUL. Ainsi vont les choses parmi les hommes. On Ꭹ voit de grands mouvemens, mais les ressorts en sont d'ordinaire assez ridicules. Il est important pour l'honneur des événemens les plus considérables, que les causes en soient

cachées.

DIALOGUE V.

PARMENISQUE, THEOCRITE DE CHIO.

THEOCRITE.

Tour de bon, ne pouviez-vous plus rire après

OUT

que vous eûtes descendu dans l'antre de Trophonius?

PARMENISQUE. Non. J'étois d'un sérieux extraor

dinaire.

Tato. Si j'eusse su que l'antre de Trophonius avoit cette vertu, j'eusse bien dù y faire un petit voyage. Je n'ai que trop ri pendant ma vie, et même elle eût été plus longue si j'eusse moins ri. Une mauvaise raillerie m'a amené dans le lieu où nous sommes. Le roi Antigonus étoit borgne. Je l'avois cruellement offensé; cependant il avoit promis de n'en avoir aucun ressentiment, pourvu que j'allasse me présenter devant lui. On m'y conduisoit presque par force; et mes amis me disoient pour m'encourager: Allez, ne craignez rien, votre vie est en sûreté, dès que vous aurez paru aux

yeux du roi. Ah! leur répondis-je, si je ne puis obtenir ma grâce sans paroitre à ses yeux, je suis perdu. Antigonus qui étoit disposé à me pardonner un crime, ne put me pardonner cette plaisanterie, et il m'en coûta la tête pour avoir raillé hors de propos.

PAR. Je ne sais si je n'eusse point voulu avoir votre talent de railler, même à ce prix-là.

Tuto. Et moi, combien voudrois-je présentement avoir acheté votre sérieux:

:

PAR. Ah! vous n'y songez pas. Je pensai mourir du sérieux que vous souhaitez si fort. Rien ne me divertissoit plus je faisois des efforts pour rire, et je n'en pouvois venir à bout. Je ne jouissois plus de tout ce qu'il y a de ridicule dans le monde; ce ridicule étoit devenu triste pour moi. Enfin désespéré d'être si sage, j'allai à Delphes, et je priois instamment le dieu de m'enseigner un moyen de rire. Il me renvoya en termes ambigus au pouvoir maternel; je crus qu'il entendoit ma patrie. J'y retourne ; mais ma patrie ne put vaincre mon sérieux. Je commençois à prendre mon parti, comme dans une maladie incurable, lorsque je fis par hasard un voyage à Délos. Là, je contemplai avec surprise la magnificence des temples d'Apollon, et la beauté de ses statues. Il étoit partout en marbre ou en or, et de la main des meilleurs ouvriers de la Grèce; mais quand je vins à une

Latone de bois qui étoit très-mal faite, et qui avoit tout l'air d'une vieille, je m'éclatai de rire, par la comparaison des statues du fils à celle de la mère. Je ne puis vous exprimer assez combien je fus étonné, content, charmé d'avoir ri. J'entendis alors le vrai sens de l'oracle. Je ne présentai point d'offrandes à tous ces Apollons d'or ou de marbre. La Latone de bois eut tous mes dons et tous mes vœux. Je lui fis je ne sais combien de sacrifices, je l'enfumai toute d'encens, et j'eusse élevé un temple à Latone qui fait rire, si j'eusse été en état d'en faire la dépense.

THEO. Il me semble qu'Apollon pouvoit vous rendre la faculté de rire, sans que ce fût aux dépens de sa mère. Vous n'auriez vu que trop d'objets qui étoient propres à faire le même effet que Latone.

PAR. Quand on est de mauvaise humeur, on trouve que les hommes ne valent pas la peine qu'on en rie; ils sont faits pour être ridicules, et ils le sont, cela n'est pas étonnant; mais une déesse qui se met à l'être, l'est bien davantage. D'ailleurs, Apollon vouloit apparemment me faire voir que mon sérieux étoit un mal qui ne pouvoit être guéri par tous les remèdes humains, et que j'étois réduit dans un état où j'avois besoin du secours même des dieux.

Tato. Cette joie et cette gaieté que vous enviez

est encore un bien plus grand mal. Tout un peuple en a autrefois été atteint, et en a extrêmement souffert.

PAR. Quoi ! il s'est trouvé tout un peuple trop disposé à la gaieté et à la joie !

Tato. Qui, c'étoient les Tirinthiens.

PAR. Les heureuses gens!

THEO. Point du tout. Comme ils ne pouvoient plus prendre leur sérieux sur rien, tout alloit en désordre parmi eux. S'ils s'assembloient sur la place, tous leurs entretiens rouloient sur des folies, au lieu de rouler sur les affaires publiques; s'ils recevoient des ambassadeurs, ils les tournoient en ridicule; s'ils tenoient le conseil de ville, les avis des plus graves sénateurs p'étoient que des bouffonneries, et en toutes sortes d'occasions, une parole ou une action raisonnable cût été un prodige chez les Tirinthiens. Ils se sentirent enfin incommodés de cet esprit de plaisanterie, du moins autant que vous l'aviez été de votre tristesse, et ils allèrent consulter l'oracle de Delphes, aussi-bien que vous, mais pour une fin bien différente, c'est-à-dire pour lui demander les moyens de recouvrer un peu de sérieux. L'oracle répondit que s'ils pouvoient sacrifier un taureau à Neptune sans rire, il seroit désormais en leur pouvoir d'être plas sages. Un sacrifice n'est pas une action si plaisante d'elle-même; cependant pour la faire

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