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point de montre de sa félicité, sans faire aux autres une espèce d'insulte dont on se sent satisfait.

GI. Il seroit fort aisé, selon vous, de se venger de cette insulte. Il ne faudroit que fermer les yeux, et refuser aux gens ces regards, ou si vous voulez, ces sentimens de jalousie qui font partie de leur bonheur.

CAN. J'en conviens. J'entendois l'autre jour conter à un mort qui avoit été roi de Perse, qu'on le menoit captif et chargé de chaînes dans la ville capitale d'un grand empire. L'empereur victorieux, environné de toute sa cour, étoit assis sur un trône magnifique et fort élevé; tout le peuple remplissoit une grande place qu'on avoit ornée avec beaucoup de soin. Jamais spectacle ne fut plus pompeux. Quand ce roi parut après une longue marche de prisonniers et de dépouilles, il s'arrêta vis-à-vis de l'empereur, et s'écria d'un air gai: Sottise, so tise, et toutes choses sottise. Il disoit que ces seuls mots avoient gâté à l'empereur tout son triomphe; et je le conçois si bien, que je crois que je n'eusse pas voulu triompher à ce prix-là du plus redoutable de mes ennemis.

GI. Vous n'eussiez donc plus aimé la reine sí je ne l'eusse pas trouvée belle, et si en la voyant je me fusse écrié : Sottise, sottise!

CAN. J'avoue qué ma vanité de mari en eût

été blessée. Jugez sur ce pied-là combien l'amour d'une femme aimable doit flatter sensiblement, et combien la discrétion doit être une vertu difficile.

GI. Ecoutez : tout mort que je suis, je ne veux dire cela à un mort qu'à l'oreille; et il n'y a pas tant de vanité à tirer de l'amour d'une maîtresse. La nature a si bien établi le commerce de l'amour, qu'elle n'a pas laissé beaucoup de choses à faire au mérite. Il n'y a point de cœur à qui elle n'ait destiné quelqu'autre cœur; elle n'a pas pris soin d'assortir toujours ensemble toutes les personnes dignes d'estime; cela est fort mêlé, et l'expérience ne fait que trop voir que le choix d'une femme aimable ne prouve rien, ou presque rien en faveur de celui sur qui il tombe. Il me semble que ces raisons la devroient faire des amans discrets.

CAN. Je vous déclare que les femmes ne voudroient point d'une discrétion de cette espèce, qui ne seroit fondée que sur ce qu'on ne se feroit pas un grand honneur de leur amour.

GI. Ne suffit-il pas de s'en faire un plaisir extrême? La tendresse profitera de ce que j'ôterai à la vanité.

CAN. Non, elles n'accepteroient pas ce parti. GI. Mais songez que l'honneur gâte tout cet amour dès qu'il y entre. D'abord c'est l'honneur des femmes qui est contraire aux intérêts des amans; et puis du débris de cet honneur-là, les

amans s'en composent un autre, qui est fort contraire aux intérêts des femmes. Voilà ce

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Il faut que je sache de vous, Fulvie, une

chose qu'Auguste m'a dite depuis peu. Est-il vrai que vous conçûtes pour lui quelque inclination: mais que comme il n'y répondit pas, vous excitâtes votre mari Marc-Antoine à lui faire la guerre ?

FULVIE. Rien n'est plus vrai, ma chère Hélene car parmi nous autres mortes, cet aveu ne tire pas à conséquence. Marc-Antoine étoit fou de la comédienne: Cithéride, et j'eusse bien voulu me venger de lui en me faisant aimer d'Auguste; mais Auguste étoit difficile en muttresses. Il ne me trouva ni assez jeune ni assez belles et quoique je lui fisse entendre qu'il

s'embarquoit dans la guerre civile faute d'avoir quelques soins pour moi, il me fut impossible d'en tirer aucune complaisance. Je vous dirai même, si vous voulez, des vers qu'il fit sur ce sujet, et qui ne sont pas trop en mon honneur. Les voici :

Parce qu'Antoine est charmé de Glaphire,
(c'est ainsi qu'il appelle Cithéride.)

Fulvie à ses beaux yeux me veut assujétir.
Antoine est infidèle. Hé bien donc, est-ce à dire
Que des fautes d'Antoine on me fera pàtir?
Qui, moi, que je serve Fulvie?

Suffit-il qu'elle en aít envie?

A ce compte on verroit se retirer vers moi
Mille épouses mal satisfaites.

Aime-moi, me dit-elle, ou combattons : mais quoi?
Elle est bien laide! Allons, sonnez, trompettes.

HÉ. Nous avons donc causé vous et moi, les deux plus grandes guerres qui aient peut-être jamais été; vous celle d'Antoine et d'Auguste,et moi celle de Troie.

FUL. Mais il y a cette différence, que vous avez causé la guerre de Troie par votre beauté, et moi celle d'Auguste et d'Antoine par ma Jaideur.

HÉ. En récompense, vous avez un autre avantage sur moi; c'est que votre guerre est beaucoup plus plaisante que la mienne. Mon mari

se venge de l'affront qu'on lui a fait en m'aimant, ce qui est assez naturel; et le vôtre vous venge de l'affront qu'on vous a fait en ne vous aimant pas, ce qui n'est pas trop ordinaire aux maris.

que

FUL. Oui; mais Antoine ne savoit pas qu'il faisoit la guerre pour moi; et Ménélas savoit bien que c'étoit pour vous qu'il la faisoit. C'est là un point qu'on ne lui sauroit pardonner; car, au lieu que Ménélas, suivi de toute la Grèce, assiégea Troie pendant dix ans, pour vous retirer d'entre les bras de Pâris, n'est-il pas vrai si Pâris eût voulu absolument vous rendre, Ménélas eût du soutenir dans Sparte un siége de dix ans pour ne vous pas recevoir? De bonne foi, je trouve qu'ils avoient tous perdu l'esprit, tant Grecs que Troyens. Les uns étoient fous de vous redemander, et les autres l'étoient encore plus de vous retenir. D'où vient que tant d'honnêtes gens se sacrifioient aux plaisirs d'un jeune homme qui ne savoit ce qu'il faisoit? Je ne pouvois m'empêcher de rire, en lisant cet endroit d'Homère, où après neuf ans de guerre, et un combat dans lequel on vient tout fraîchement de perdre beaucoup de monde, il s'assemble un conseil devant le palais de Priam. Là, Antenor est d'avis que l'on vous rende, et il n'y avoit pas, ce me semble & -balancer; on devoit seulement se repentir

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