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DIALOGUES

DES

MORTS MODERNES..

DIALOGUE I.

ANNE DE BRETAGNE, MARIE D'ANGLETERRE.

A. DE BRETAGNE.

ASSURÉMENT ma mort vous fit grand plaisir. Vous passâtes aussitôt la mer pour aller épouser Louis XII, et vous saisir du trône que je laissois vide. Mais vous n'en jouîtes guère, et je fus vengée de vous par votre jeunesse même, ct par votre beauté, qui vous rendoient trop aimable aux yeux du roi, et le consoloient trop aisément de ma perte; car elles hâtèrent sa mort, et vous empêchèrent d'être long-temps reine.

M. D'ANGLETERRE. Il est vrai que la royauté ne fit que se montrer à moi, et disparut en moins de rien.

A. DE BRE. Et après cela, vous devîntes duchesse de Suffolk? C'étoit une belle chute. Pour moi, grâce au ciel, j'ai eu une autre destinée. Quand Charles VIII mourut, je ne perdis point mon rang par sa mort, et j'épousai son successeur, ce qui est un exemple de bonheur fort singulier.

M. D'AN. M'en croiriez-vous, si je vous disois que je ne vous ai jamais envié ce bonheur-là ?

A. DE BRE. Non, je conçois trop bien ce que c'est que d'être duchesse de Suffolk, après qu'on a été reine de France.

M. D'AN. Mais j'aimois le duc de Suffolk.

A. DE BRE. Il n'importe. Quand on a goûté les douceurs de la royauté, en peut-on goûter d'autres ?

M. D'AN. Oui, pourvu que ce soient celles de l'amour. Je vous assure que vous ne devez point me vouloir de mal de ce que je vous ai succédé; si j'eusse toujours pu disposer de moi, je n'eusse été que duchesse, et je retournai bien vite en Angleterre pour y prendre ce titre, dès que je fus déchargée de celui de reine.

A. DE BRE. Aviez-vous les sentimens si peu élevés ?

M. D'AN. J'avoue que l'ambition ne me tou

choit point. La nature a fait aux hommes des plaisirs simples, aisés, tranquilles, et leur imagination leur en a fait qui sont embarrassans, incertains, difficiles à acquérir; mais la nature est bien plus habile à leur faire des plaisirs, qu'ils ne le sont eux-mêmes. Que ne se reposent-ils sur elle de ce soin-là? Elle a inventé l'amour, qui est fort agréable, et ils ont inventé l'ambition, dont il n'étoit point besoin.

A. DE BRE, Qui vous dit que les hommes aient inventé l'ambition? La nature n'inspire pas moins les désirs de l'élévation et du commandement, que le penchant de l'amour.

M. D'AN. L'ambition est aisée à reconnoître pour un ouvrage de l'imagination; elle en a le caractère. Elle est inquiète, pleine de projets chimériques, elle va au-delà de ses souhaits, dès qu'ils sont accomplis, elle a un terme qu'elle n'attrape jamais....

A. DE BRE. Et malheureusement l'amour en a un qu'il attrape trop tôt.

M. D'AN. Ce qui en arrive, c'est qu'on peut être plusieurs fois heureux par l'amour, et qu'on ne le peut être une seule fois par l'ambition; ou s'il est possible qu'on le soit, du moins ces plaisirs là sont faits pour trop peu de gens; et par conséquent ce n'est point la nature qui les propose aux hommes, car ses faveurs sont toujours très-géné rales. Voyez l'amour; il est fait pour tout le

`monde. Il n'y a que ceux qui cherchent leur bonheur dans une trop grande élévation, à qui il semble que la nature ait envié les douceurs de l'amour. Un roi qui peut s'assurer de cent mille bras, ne peut guère s'assurer d'un cœur. Il ne sait si on ne fait pas pour son rang tout ce qu'on au roit fait pour la personne d'un autre. Sa royauté lui coûte tous les plaisirs les plus simples et les plus doux.

A. DE BRE. Vous ne rendez pas les rois beaucoup plus malheureux par cette incommodité que vous trouvez à leur condition. Quand on voit ses volontés non-seulement suivies, mais prévenues, une infinité de fortunes qui dépendent d'un mot qu'on peut prononcer quand on veut, tant de soins, tant de desseins, tant d'empresse mens, tant d'application à plaire, dont on est le seul objet, en vérité on se console de ne pas savoir tout-à-fait au juste si on est aimé pour son rang, ou pour sa personne. Les plaisirs de l'ambition sont faits, dites-vous, pour trop peu de gens; ce que vous leur reprochez, est leur plus grand charme. En fait de bonheur, c'est l'exception qui flatte; et ceux qui règnent sont exceptés si avantageusement de la condition des autres hommes, que quand ils perdroient quelque chose des plaisirs qui sont communs à tout le monde, ils seroient récompensés du reste.

M. D'AN. Ah! jugez de la perte qu'ils font par

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la sensibilité avec laquelle ils reçoivent ces plaisirs simples et communs, lorsqu'il s'en présente quelqu'un à eux. Apprenez ce que me conta ici l'autre jour une princesse de mon sang, qui a régné en Angleterre, et fort long-temps, et fort heureusement, et sans mari. Elle donnoit une première audience à des ambassadeurs Hollandais, qui avoient à leur suite un jeune homme bien fait. Dès qu'il vit la reine, il se tourna vers ceux qui étoient auprès de lui, et leur dit quelque chose assez bas, mais d'un certain air qu'il fit qu'elle devina à-peu-près ce qu'il disoit; car les femmes ont un instinct admirable. Les trois ou quatre mots que dit ce jeune Hollandais, qu'elle n'avoit pas entendus, lui tinrent plus à l'esprit, que toute la harangue des ambassadeurs; et aussitôt qu'ils furent sortis, elle voulut s'assurer de ce qu'elle avoit pensé. Elle demanda à ceux à qui avoit parlé çe jeune homme, ce qu'il leur avoit dit. Ils lui répondirent avec beaucoup de respect, que c'étoit une chose qu'on n'osoit redire à une grande reine, et se défendirent long-temps de la répéter. Enfin, quand elle se servit de son autorité absolue, elle apprit que le Hollandais s'étoit écrié tout bas: Ah! voilà une femme bien faite, et avoit ajouté quelque expression assez grossière, mais vive, pour marquer qu'il la trouvoit à son gré. On ne fit ce récit à la reine qu'en tremblant ; cependant il n'en arriva rien autre chose, sinon que quand

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