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faut qu'elle répande par toute la terre ; et vous jugez bien qu'ils ne se trouvent jamais nulle part en assez grande quantité pour y faire une mode de vertu et de droiture.

MON. Cette distribution d'hommes raisonnables se fait-elle également? Il pourroit bien y avoir des siècles mieux partagés les uns que les

autres.

So. Tout au plus il y auroit quelque inégalité imperceptible. L'ordre général de la nature a l'air bien constant.

DIALOGUE IV.

L'EMPEREUR ADRIEN, MARGUERITE D'AUTRICHE.

M. D'AUTRICHE.

Qu'AVEZ-VOUS? Je vous vois tout échauffé.

ADRIEN. Je viens d'avoir une grosse contestation avec Caton d'Utique, sur la manière dont nous sommes morts l'un et l'autre. Je prétendois avoir paru dans cette dernière action plus philosophe que lui.

M. D'AU. Je vous trouve bien hardi d'oser atTaquer une mort aussi fameuse que la sienne. Ne fut-ce pas quelque chose de fört glorieux que de pourvoir à tout dans Utique, de mettre tous ses amis en sûreté, et de se tuer lui-même pour expirer avec la liberté de sa patrie, et pour ne pas tomber entre les mains d'un vainqueur, qui cependant lui auroit infailliblement pardonné?

AD.Oh!si vous examiniez de près cette mort-là, vous y trouveriez bien des choses à redire. Premièrement, il y avoit si long-temps qu'il s'y préparoit et s'y étoit préparé avec des efforts si visibles, que personne dans Utique ne doutoit que Caton ne se dût tuer. Secondement, avant que de se donner le coup, il eut besoin de lire plusieurs fois le dialogue où Platon traite de l'immortalité de l'àme. Troisièmement, le dessein qu'il avoit pris le rendoit de si mauvaise humeur, que s'étant couché et ne trouvant point son épée sous le chevet de son lit, (car comme on devinoit bien ce qu'il avoit envie de faire, on l'avoit ôtée de là) il appela pour la demander, un de ses esclaves, et lui déchargea sur le visage un grand coup de poing, dont il lui cassa les dents; ce qui est si vrai, qu'il retira sa main tout ensanglantée.

M. D'AU. J'avoue que voilà un coup de poing

qui gâte bien cette mort philosophique.

AD. Vous ne sauriez croire quel bruit il fit

sur cette épée ôtée, et combien il reprocha à son fils et à ses domestiques, qu'ils le vouloient livrer à César, pieds et poings liés. Enfin il les gronda tous de telle sorte, qu'il fallut qu'ils sortissent de la chambre, et le laissassent

se tuer.

M. D'AU. Véritablement les choses pouvoient se passer d'une manière un peu plus tranquille, Il n'avoit qu'à attendre doucement le lendemain pour se donner la mort; il n'y a rien de plus aisé que de mourir quand on le veut; mais apparemment les mesures qu'il avoit prises en comptant sur sa fermeté, étoient prises si justes, qu'il ne pouvoit plus attendre; et il ne se fût peut-être pas tué, s'il eût différé d'un jour.

AD. Vous dites vrai, et je vois que vous vous connoissez en morts généreuses.

M. D'Au. Cependant on dit qu'après qu'on eut apporté cette épée à Caton, et que l'on se fut retiré, il s'endormit, et ronfla. Cela seroit assez beau.

AD. Et le croyez-vous? Il venoit de quereller tout le monde, et de battre ses valets: on ne dort pas si aisément après un tel exercice. De plus, la main dont il avoit frappé l'esclave, lui faisoit trop de mal pour lui permettre de s'endormir; car il ne put supporter la douleur qu'il y sentoit, et il se la fit bander par un

médecin, quoiqu'il fût sur le point de se tuer. Enfin, depuis qu'on lui eut apporté son épée, jusqu'à minuit, il lut deux fois le dialogue de Platon. Or, je prouverois bien par un grand souper qu'il donna le soir à tous ses amis, par une promenade qu'il fit ensuite, et par tout ce qui se passa jusqu'à ce qu'on l'eût laissé seul dans sa chambre, que quand on lui apporta cette épée, il devoit être fort tard d'ailleurs le dialogue qu'il lut deux fois, est très-long; et par conséquent s'il dormit, il ne dormit guère. En vérité, je crains bien qu'il n'ait fait semblant de ronfler, pour en avoir l'honneur auprès de ceux qui écoutoient à la porte de sa chambre.

M. D'AU. Vous ne faites pas mal la critique de sa mort, qui ne laisse pas d'avoir toujours dans le fond quelque chose de fort héroïque. Mais par où pouvez-vous prétendre que la vôtre l'emporte? Autant qu'il m'en souvient, vous êtes mort dans votre lit tout uniment, et d'une manière qui n'a rien de remarquable.

AD. Quoi! n'est-ce rien de remarquable que ces vers que je fis presque en expirant?

Ma petite âme, ma mignonne,

Tu t'en vas donc, ma fille? et Dieu sache où tu vas.
Tu pars seulette et tremblotante. Hélas!

Que deviendra ton humeur folichonne?
Que deviendront tant de jolis ébats ?

Caton traita la mort comme une affaire trop sérieuse; mais pour moi, vous voyez que je badinai avec elle; et c'est en quoi je prétends que ma philosophie alla bien plus loin que celle de Caton. Il n'est pas si difficile de braver fièreinent la mort, que d'en railler nonchalamment, ni de la bien recevoir quand on l'appelle à son secours, que quand elle vient sans qu'on ait besoin d'elle.

M. D'AU. Oui, je conviens que la mort de Caton est moins belle que la vôtre; mais par malheur je n'avois point remarqué que vous eussiez fait ces petits vers en quoi consiste toute sa beauté.

Av. Voilà comme tout le monde est fait. Que Caton se déchire les entrailles, plutôt que de tomber entre les mains de son ennemi, ce n'est peut-être pas au fond si grand'chose; cependant un trait comme celui-là brille extrêmement dans l'histoire, et il n'y a personne qui n'en soit frappé. Qu'un autre meure tout doucement et se trouve en état de faire des vers badins sur sa mort, c'est plus que ce qu'a fait Caton; mais cela n'a rien qui frappe, et l'histoire n'en tient presque pas compte.

M. D'AU. Hélas! rien n'est plus vrai que ce que vous dites; et moi qui vous parle, j'ai une mort que je prétends plus belle que la vôtre et qui a fait encore moins de bruit. Ce n'est pourtant

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