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ALE. Si j'avois à revivre, je voudrois être encore un illustre conquérant.

PHRI. Et moi une aimable conquérante. La beauté a un droit naturel de commander aux hommes, et la valeur n'a qu'un droit acquis par la force. Les belles sont de tous pays, et les rois même ni les conquérans n'en sont pas. Mais pour vous convaincre encore mieux, votre père Philippe étoit bien vaillant, vous l'étiez beaucoup aussi; cependant vous ne pûtes mi l'un ni l'autre inspirer aucune crainte à l'orateur Démosthène, qui ne fit, pendant toute sa vie, que haranguer contre vous deux et une autre Phriné que moi (car le nom est heureux), étant sur le point de perdre une cause fort importante, son avocat, qui avoit épuisé vainement toute son éloquence pour elle, s'avisa de lui arracher un grand voile qui la couvroit en partie; et aussitôt, à la vue des beautés qui parurent, les juges qui étoient prêts à la condamner, changèrent d'avis. C'est ainsi que le bruit de vos armes ne put, pendant un grand nombre d'années, faire taire un orateur, et que les attraits d'une belle personne corrompirent en un moment tout le sévère Aréopage.

ALE. Quoique vous ayez appelé encore une Phriné à votre secours, je ne crois pas que

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parti d'Alexandre en soit plus foible. Ce seroit grande pitié, si.....

PHRI. Je sais ce que vous m'allez dire. La Grèce, l'Asie, la Perse, les Indes, tout cela est d'un bel étalage. Cependant si je retranchois de votre gloire ce qui ne vous en appartient pas; si je donnois à vos soldats, à vos capitaines, au hasard même, la part qui leur en est due, croyez-vous que vous n'y perdissiez guère? Mais une belle ne partage avec personne l'honneur de ses conquêtes : elle ne doit rien qu'à elle-même. Croyez-moi, c'est une jolie condition que celle d'une jolie femme. ALE. Il a paru que vous en avez été bien persuadée. Mais pensez-vous que ce personnage s'étende aussi loin que vous l'avez poussé ?

PURI. Non, non, car je suis de bonne foi. J'avoue que j'ai extrêmement outré le caractère de jolie femme; mais vous avez outré aussi celui de grand homme. Vous et moi nous avons fait trop de conquêtes. Si je n'avois eu que deux ou trois galanteries tout au plus, cela étoit dans l'ordre, et il n'y avoit rien à redire; mais d'en avoir assez fait pour rebâtir les murailles de Thèbes, c'étoit aller beaucoup plus loin qu'il ne falloit. D'autre côté, si vous n'eussiez fait que conquérir la Grèce, les îles voisines, et peut-être encore quelque partie de l'Asie mineure et vous en composer un Etat, il n'y avoit rien de mieux entendu ni de plus raisonnable; mais de courir

toujours, sans savoir où, de prendre toujours des villes, sans savoir pourquoi, et d'exécuter toujours, sans avoir aucun dessein, c'est ce qui n'a pas plu à beaucoup de personnes bien sen

sées.

ALE. Que ces personnes bien sensées en disent tout ce qui leur plaira; si j'avois usé si sagement de ma valeur et de ma fortune, on n'auroit presque point parlé de moi.

PHRI. Ni de moi non plus, si j'avois usé trop sagement de ma beauté. Quand on ne veut faire que du bruit, ce ne sont pas les caractères les plus raisonnables qui y sont les plus propres.

DIALOGUE II.

MILON, SMINDIRIDE.

SMINDIRIDE.

Tu es donc bien glorieux, Milon, d'avoir porté un bœuf sur tes épaules aux jeux Olympiques?

MILON. Assurément, l'action fut fort belle. Toute la Grèce y applaudit, et l'honneur s'en répandit jusque sur la ville de Crotone, ma pa

trie, d'où sont sortis une infinité de braves Athlėtes. Au contraire, ta ville de Sibaris sera décriée à jamais par la mollesse de ses habitans, qui avoient banni les coqs de peur d'en être éveillés, et qui prioient les gens à manger un an avant le jour du repas, pour avoir le loisir de le faire aussi délicat qu'ils le vouloient.

SMIN. Tu te moques des Sibarites; mais toi, Crotoniate grossier, crois-tu que se vanter de porter un bœuf, ce ne soit pas se vanter de lui ressembler beaucoup ?

un

MI. Et toi, crois-tu avoir ressemblé à ̧ homme, quand tu t'es plaint d'avoir passé une nuit sans dormir, à cause que parmi les feuilles de roses dont ton lit étoit semé, il y en avoit euune sous toi qui s'étoit pliée en deux ?

SMIN. Il est vrai que j'ai eu cette délicatesse ; mais pourquoi te paroit-elle si étrange?

Mi. Et comment se pourroit-il qu'elle ne me le parût pas ?

SMIN. Quoi ! n'as-tu jamais vu quelque amant qui, étant comblé des faveurs d'une maîtresse à qui il a rendu des services signalés, soit troublé dans la possession de ce bonheur par la crainte qu'il a que la reconnoissance n'agisse dans le cœur de la belle, plus que l'inclination?

MI. Non, je n'en ai jamais vu ; mais quand cela seroit ?

SMIN. Et n'as-tu jamais entendu parler de

quelque conquérant, qui, au retour d'une expédition glorieuse, se trouvât peu satisfait de ses triomphes, parce que la fortune y auroit eu plus de part que sa valeur ni sa conduite, et que ses desseins auroient réussi sur des mesures fausses et mal prises?

MI. Non, je n'en ai point entendu parler; mais encore une fois, qu'en veux-tu conclure?

SMIN. Que cet amant et ce conquérant, et généralement presque tous les hommes, quoique couchés sur des fleurs, ne sauroient dormir, s'il y en a une seule feuille pliée en deux. Il ne faut rien pour gâter les plaisirs. Ce sont des lits de roses, où il est bien difficile que toutes les feuilles se tiennent étendues, et qu'aucune ne se plie ; cependant le pli d'une seule suffit pour incommoder beaucoup.

MI. Je ne suis pas fort savant sur ces matières-là; mais il me semble que toi, et l'amant et le conquérant que tu supposes, et tous tant que vous êtes, vous avez extrêmement tort. Pourquoi vous rendez-vous si délicats ?

SMIN. Ah! Milon, les gens d'esprit ne sont pas des Crotoniates comme toi; mais ce sont des Sibarites encore plus raffinés que je n'étois.

MI. Je vois bien ce que c'est. Les gens d'esprit ont assurément plus de plaisir qu'il ne leur en faut, et ils permettent à leur délicatesse d'en retrancher ce qu'ils ont de trop. Ils veulent bien

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