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core davantage, si j'eusse travaillé sur un plan de mon imagination. J'ai quelque lieu d'espérer que le dessein qui est de vous, fera passer les choses qui sont de moi ; et j'ose vous dire que si par hasard mes Dialogues avoient un peu de succès, ils vous feroient plus d'honneur que les vôtres méme ne vous en ont fait, puisqu'on verroit que cette idée est assez agréable pour n'avoir pas besoin d'étre bien exécutée. J'ai fait tant de fond sur elle, que j'ai cru qu'une partie m'en pourroit suffire. J'ai supprimé Pluton, Caron, Cerbère et tout ce qui est usé dans les enfers. Que je suis fáché que vous ayez épuisé toutes ces belles matières de l'égalité des morts, du regret qu'ils ont à la vie, de la fausse fermeté que les philosophes affectent de faire paroître en mourant, du ridicule malheur de ces jeunes gens qui meurent avant les vieillards dont ils croient hériter, et à qui ils faisoient la cour! Mais après tout, puisque vous aviez inventé ce dessein, il étoit raisonnable que vous en prissiez ce qu'il y avoit de plus beau. Du moins j'ai táché de vous imiter dans la fin que vous vous étiez proposée. Tous vos dialogues renferment leur morale, et j'ai fait moraliser tous mes morts; autrement ce n'eut pas été la peine de les faire parler. Des vivans auroient suffi pour dire des choses inutiles. De plus, il y a cela de commode, qu'on peut supposer que les morts sont gens de grande

réflexion, tant à cause de leur expérience que de leur loisir, et on doit croire pour leur honneur qu'ils pensent un peu plus qu'on ne fait d'ordinaire pendant la vie. Ils raisonnent mieux que nous des choses d'ici-haut, parce qu'ils les regardent avec plus d'indifférence et plus de tranquillité ; et ils veulent bien en raisonner, parce qu'ils y prennent un reste d'intérét. Vous avez fait la plupart de leurs Dialogues si courts, qu'il paroît que vous n'avez pas cru qu'ils fussent de grands parleurs, et je suis entré aisément dans votre pensée. Comme les Morts ont bien de l'esprit, ils devroient voir bientôt le bout de toutes les matières. Je croirois même sans peine qu'ils devroient étre assez éclairés pour convenir de tout les uns avec les autres, et par conséquent pour ne se parler jamais; car il me semble qu'il n'appartient de disputer qu'à nous autres ignorans, qui ne découvrons pas la vérité; de méme qu'il n'appartient qu'à des aveugles qui ne voient pas le but où ils vont, de s'entre-heurter dans unt chemin. Mais on ne pourroit pas se persuader ici que les Morts eussent changé de caractère, jusqu'au point de n'avoir plus de sentimens opposés. Quand on a une fois conçu dans le monde une opinion des gens, on n'en sauroit revenir. Ainsi je me suis attaché à rendre les Morts reconnoissables, du moins ceux qui sont fort connus. Vous n'avez pas fait de difficulté d'en supposer quel

ques-uns, et peut-être aussi quelques-unes des aventures que vous leur attribuez; mais je n'ai pas eu besoin de ce privilége. L'histoire me fournissoit assez de véritables Morts et d'aventures véritables, pour me dispenser d'emprunter aucun secours de la fiction. Vous ne serez pas surpris que les Morts parlent de ce qui s'est passé long-temps après eux, vous qui les voyez tous les jours s'entretenir des affaires les uns des autres. Je suis sûr qu'à l'heure qu'il est, vous connoissez la France par une infinité de rapports qu'on vous en a faits, et que vous savez qu'elle est aujourd'hui pour les lettres, ce que la Grèce étoit autrefois. Surtout votre illustre traducteur, qui vous a si bien fait parler notre langue, n'aura pas manqué de vous dire que Paris a eu pour vos ouvrages le même goút que Rome et Athènes avoient eu. Heureux qui pourroit prendre votre style comme ce grand homme le prit, et attraper dans ses expressions cette simplicité fine et cet enjouement naïf, qui sont si propres pour le Dialogue! Pour moi, je n'ai garde de prétendre à la gloire de vous avoir bien imité; je ne veux que celle d'avoir bien su qu'on ne peut imiter un plus excellent modèle que vous.

DIALOGUES

DES

MORTS ANCIENS.

DIALOGUE I.

ALEXANDRE, PHRINÉ.

PHRINE.

V.

ous pouvez le savoir de tous les Thébains qui ont vécu de mon temps. Ils vous diront que je leur offris de rebâtir à mes dépens les murailles de Thèbes que vous aviez ruinées, pourvu que l'on y mît cette inscription: Alexandre le Grand avoit abattu ces murailles; mais la courtisane Phriné les a relevées.

ALEXANDRE. Vous aviez donc grand'peur que les siècles à venir n'ignorassent quel métier vous aviez fait ?

PURI. J'y avois excellé, et toutes les personnes extraordinaires, dans quelque profession que

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puisse être, ont la folie des monumens et des inscriptions.

ALE. Il est vrai que Rhodope l'avoit déjà eue avant vous. L'usage qu'elle fit de sa beauté la mit en état de bâtir une de ces fameuses pyramides d'Egypte qui sont encore sur pied, et je me souviens que, comme elle en parloit l'autre jour à de certaines mortes françaises qui prétendoient avoir été fort aimables, ces ombres se mirent à

pleurer, en disant que dans les pays et dans les siècles où elles venoient de vivre, les belles ne faisoient plus d'assez grandes fortunes pour élever des pyramides.

PARI. Mais moi j'avois cet avantage par-dessus Rhodope, qu'en rétablissant les murailles de Thèbes, je me mettois eu parallèle avec vous qui aviez été le plus grand conquérant du monde, et que je faisois voir que ma beauté avoit pu réparer les ravages que votre valeur avoit faits.

ALE. Voilà deux choses qui assurément n'étoient jamais entrées en comparaison l'une avec l'autre. Vous vous savez donc bon gré d'avoir eu bien des galanteries?

PARI. Et vous, vous êtes fort satisfait d'avoir désolé la meilleure partie de l'univers. Que ne s'est-il trouvé une Phriné dans chaque ville que vous avez ruinée, il ne seroit resté aucune marque de vos fureurs !

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