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profondément altéré sa nature. Poursuivant mes recherches à la lueur de la tradition et de l'histoire écrite, j'ai vu, en effet, que l'homme, dans son orgueil, avait voulu être Dieu; que, ne pouvant être le Dieu de l'univers, il avait cherché à être le Dieu de ses semblables, et que, pour y parvenir, il avait au droit substitué la force, à la vérité l'erreur, car avec la force seule on tue, on n'asservit pas. J'ai vu l'homme en famille tuer son frère; lorsqu'il s'est multiplié et que les sociétés se sont formées, j'ai vu d'illustres scélérats, appelés héros ou conquérants, pratiquer le meurtre sur une vaste échelle et donner le nom de droit à l'horrible fait de la guerre. A côté de ces héros, j'ai vu des fourbes, appelés prêtres, aider à l'asservissement des corps par l'asservissement des intelligences (1); j'ai vu ces conquérants et ces prêtres se donner la main, partager la puissance quelquefois, et, dit le prophète Daniel (2), les bénéfices de la puissance toujours. J'ai vu une autre classe de fourbes, appelés philosophes, sé réunir aux premiers, travailler de concert à obscurcir l'intelligencé

(1) Sic et hominés principes, non sane justi, ea quæ vana esse noverant, religionis nomine populis tanquam vera suadebant, hoc modo eos civili societati velut arctius alligantes, quo similiter subditos possiderint. (S. AUGUSTIN. De civit. Dei, lib. IV, cap. xxx11.)

(2) Voyez, au chap. XIV, avec quelle énergie Daniel démasque l'hypocrisie du sacerdoce de Babylone, qui a été l'origine de tous les sacerdoces païens.

en faussant les idées révélées (1), les seules idées vraies qu'il puisse y avoir dans le monde, et contribuer ainsi, par la perversion de l'esprit, à la perversion du cœur, à la domination des passions brutales, et à leur fin dernière, l'universelle servitude.

Un grand événement, que je raconterai en son lieu, était venu briser les fers du genre humain en rallumant le flambeau éteint de l'éternelle vérité; mais la domination humaine travaille de nos jours avec plus d'audace que jamais à ramener la servitude par l'erreur, et tels sont ses succès que, pour beaucoup de bons esprits, un nouveau Bas-Empire ne paraît ni impossible ni éloigné.

Devant ce danger immense, je me suis dit: Le devoir du prêtre de Jésus-Christ, du dépositaire de la vérité, n'est-il pas de courir sus à l'erreur et de répandre la lumière qu'il a reçue? Mettre en avant son insuffisance pour se taire, n'est-ce pas un calcul de la lâcheté autant qu'un raffinement de la vanité? Le soldat qui vole à la frontière menacée se demande-t-il,

(1) Le sens large que j'attribue ici à ces deux mots : idées révélées, est emprunté à saint Paul, dans son épître aux Romains, chap. Ier, lorsqu'il dit: Revelabitur enim ira Dei de cœlo super omnem impietatem et injustitiam hominum eorum qui veritatem Dei in injustitia detinent. Quia quod notum est Dei, manifestum est in illis Deus enim illis manifestavit. Toute idée manifestée est une idée révélée, ou, si l'on veut, une idée objectivée. Mais cette idée eût détruit la domination usurpée des hommes, ils la faussèrent avec une iniquité que flétrit saint Paul, et que je flétris avec lui.

avant de partir, s'il est un Bayard, un Turenne, un Napoléon? Non, il va au feu.

Tel est le sentiment qui, après de longues études, de longues méditations, et j'ajouterai de longues hésitations, m'a déterminé à prendre la plume. Qu'on ne cherche pas un système dans ce volume. Comme avant de construire il faut déblayer le terrain, je montre ici toute l'inanité des religions, des philosophies et des politiques de l'antiquité. Dans un second volume, j'essayerai d'édifier, et, Dieu me venant en aide, j'aurai le bonheur, sinon d'avoir contribué, au moins d'avoir aspiré à rendre au genre humain ses droits trop longtemps usurpės.

Paris, 1er juin 1854.

Stans inter mortuos ac viventes, pro populo de

precatus est, et plaga cessavit.

NUM., XVI, 48.

Quelques personnes ayant lu dans un petit écrit que je venais de publier: « La vérité du droit manifestée par l'or>>> ganisation sociale, voilà le dernier mot des révolutions, >> me pressaient depuis longtemps de développer cette thèse. L'homme de notre époque, peut-être, qui a agité le plus d'idées, M. E. de Girardin, m'écrivait : « Nous sommes >> trois ou quatre qui cherchons la vérité sans jamais nous >> lasser, sans jamais nous décourager; pourquoi ne di>> riez-vous pas à votre pays ce que vous en savez? Ce se>> rait le servir et lui être utile. » Ces encouragements réitérés, et la conviction profonde où je suis que la vérité seule peut rapprocher les esprits, régler les intérêts et conduire les hommes au repos et au bonheur de la vertu, m'ont décidé à écrire le livre que je publie aujourd'hui. Après un violent orage, chaque habitant de la ville bouleversée doit travailler à déblayer la voie publique et à rẻparer les ruines; celui même qui a fait peu a rempli sa tâche, s'il a fait ce qu'il a pu.

Je sais ce que mon entreprise a de difficile et de périlleux. Oser dire ce qu'il faut entendre par la nature et l'étendue du droit, par l'obligation rigoureuse de son ap

plication à toutes les circonstances de la vie, c'est, je ne me le dissimule pas, aborder de front la question sociale dans toute son étendue, question immense et plus que jamais brûlante, sur laquelle ceux qui ne consultent que les règles timides de la prudence me conseilleraient, sans doute, de me récuser ou de me taire. Mais l'homme qui porte en lui des convictions inébranlables subordonne la prudence au besoin de les manifester.

Que m'importe la prudence? Je ne m'accorde guère sur le sens de ce mot avec ceux que j'entends raisonner autour de moi. Bien ménager ses intérêts propres et immoler tout le reste à l'égoïsme, c'est là ce qu'ils appellent prudence. Faire triompher la vérité, la mettre, pour ainsi dire, en action, l'incarner dans le cœur de chaque homme, concourir par là au bonheur de tous, même au prix de mon repos, de ma vie, voilà la seule prudence que j'honore, que j'aime, et à laquelle je m'attache, sans examiner ce que je risque à dire vrai et à être juste.

L'application rigoureuse du droit peut seule jeter les assises définitives des sociétés humaines. De même que l'arbre de la science du bien et du mal, cette question porte en elle la mort ou l'immortalité; elle ouvre à l'avenir l'ère de la paix ou l'ère de l'antagonisme, suivant qu'elle sera résolue par l'équité ou par l'égoïsme. Le présent peut appartenir aux hommes, l'avenir des peuples dépend de leurs doctrines.

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