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l'homme, limité par le crime dans l'ordre moral, est limité par la nécessité dans l'ordre physique: il ne peut pas ajouter une ligne à sa taille, il ne peut pas en retrancher une ligne. Les lois morales qui règlent son intelligence et sa volonté sont tout aussi inviolables que celles d'où dépend sa nature matérielle. En accomplissant ces lois, l'homme grandit et s'élève; en ne les accomplissant pas ou en les violant, il se dégrade et tombe. Chaque mouvement qu'il fait ou qu'il souffre contre elles est une douleur ou un crime, et, pour que sa liberté même ait un frein, il ne trouve son bonheur que dans la perfection, son intérêt que dans la vertu, la vertu que dans la soumission aux lois toutes faites de la nature. Aucun droit de domination ne reste à l'homme ni sur lui-même ni sur ses semblables. Le véritable maître de l'homme, c'est Dieu.

Si un peuple s'éloigne des lois de la nature, il est flétri par l'histoire, écho vengeur de la conscience humaine, de l'unique souverain, Dieu. Si l'univers entier s'en écarte, la conscience humaine prend encore parti pour l'éternelle loi de la morale contre les tentatives insensées de l'univers, et l'on signale les siècles d'immoralité et de barbarie.

Non! l'homme n'a aucune souveraineté, il n'a aucun droit sur la loi de l'ordre, de la justice, de la vie; car l'homme ne vit que par l'ordre, et c'est en Dieu que se trouve l'essence de l'ordre (1).

Le droit divin n'apparaît véritablement que dans l'ordre. C'est une impiété et un attentat contre Dieu et contre l'humanité que d'invoquer le droit divin dans l'acte de l'homme qui prend possession de l'homme.

(1) Quæ autem sunt, à Deo ordinatæ sunt. (S. PAUL. ad Rom.)

Rendre Dieu complice de cet attentat contre la nature, c'est commettre un blasphème pour lequel la conscience humaine n'a pas d'expression.

Tout, dans le langage des peuples, montre que la conscience humaine voit en Dieu la source de tout bien, même de celui que l'homme fait, et le principe opposé à tout mal, même à la multitude des maux qui jaillissent de notre libre arbitre dépravé. C'est en invoquant Dieu que le pauvre demande du pain; c'est en invoquant Dieu que l'opprimé cherche à désarmer son bourreau.

Les efforts de l'absolutisme et de ses séides n'ont pu égarer la conscience du genre humain sur ce point.

Quoi qu'on puisse faire, dire ou écrire, l'humanité ne verra jamais le droit divin où il n'est pas, et elle ne cessera jamais de le voir là où il est, dans l'essence des êtres et dans l'ordre qui en ressort.

L'essence des choses, c'est le type éternel des êtres, tel qu'il existe dans l'entendement divin.

L'ordre, c'est la conformité des choses à ce type éternel. La manifestation de l'ordre dans l'entendement humain, c'est la révélation des lois ou des conditions de l'existence des êtres. Les lois, comme le type auquel notre raison doit se conformer, sont éternelles.

Toutes les perturbations sociales sont des infractions à ces lois.

Une première, une seconde révélation, une intelligence naturellement douée de force déductive et une volonté droite, doivent suffire pour nous faire connaître la science sociale et nous en faciliter l'application. Mais la volonté reste souvent dépravée en dépit de la science; et la science, dont on néglige les traditions, dont on redoute l'applica

tion, qui est la justice et l'ordre, cette science s'efface de l'esprit des hommes, et alors ce que nous appelons l'ordre, ce n'est plus la conformité avec le type éternel, c'est la conformité avec nos intérêts, avec le type factice que s'est créé le pauvre entendement humain. Ainsi s'explique cette étrange affirmation de Pascal (1): « Justice en deçà des Pyrénées, erreur au delà. »

Par cette double altération de l'intelligence et de la volonté, le sentiment de la dignité s'en va de l'âme du faible; le lien de la fraternité se brise, l'instinct même de l'humanité s'évanouit dans le cœur du fort et du puissant, et l'homme perd son inviolabilité en perdant sa sainteté. La vie n'est qu'une ombre, qu'un simple obstacle qu'on fait disparaître pour peu qu'il embarrasse. L'intérêt prend la place de la morale, et la règle des intérêts, répartis avec l'équité que nous savons, devient le contrat, le pacte des sociétés. C'est là tout ce que le génie de nos philosophes humanitaires a pu trouver de plus raisonnable.

Les peuples, égarés par les inintelligibles systèmes de ces docteurs, ne recueillent que le trouble et l'agitation au lieu de la paix et de la prospérité qu'on leur avait promises. Et, chose étrange! les continuelles déceptions dont ils ont été victimes ne les ont pas guéris de leur crédulité. Il suffit de se poser comme inventeur d'une doctrine bizarre pour paraître entouré d'une auréole de grandeur et

(1) L'honneur de ce mot est à Pascal, le mérite à Montaigne. Quelle vérité, que ces montaignes bornent, qui est mensonge au monde qui se tient au delà? (Essais, t. 11, p. 344.) Montaigne lui-même l'a emprunté au célèbre philosophe d'Elis. Ce n'est point une critique que je fais ici, c'est un jalon que j'échelonne. La suite en fera voir l'utilité. Je constate que, chez nos plus grands penseurs, l'idée provient d'un nonmoi objectivé dans le moi.

de supériorité aux regards de la foule des libres penseurs. Pilotes et navigateurs insensés! vous vous fiez à des poupes embellies de peintures pour vous garantir de la tempête! On enlève au navire ses antennes et ses mâts, on le prive de ses ancres, de ses voiles et de ses rames, et vous vous étonnez d'entendre les cris de détresse des passagers qu'emportent les flots impétueux!

Les lois primitives de l'humanité méconnues, comment peut-on espérer que l'antagonisme des intérêts laisse quelque stabilité à des règles artificielles et conventionnelles, sans base et sans motifs suffisants pour déterminer la libre adhésion des peuples, au milieu des contradictions et du conflit de leurs pensées ?

La vérité absolue existe; elle existe dans l'entendement divin; la justice et l'ordre en dérivent; ils ne relèvent pas, ils ne peuvent pas relever des hommes. Aussi, qu'arrivet-il? Les peuples gémissent et s'inquiètent; l'abus qu'ils ont fait de la liberté va (tant on réfléchit peu!) jusqu'à faire trouver douce à bien des hommes la dictature, la servitude commune. L'oubli des lois primitives, le triomphe de l'intérêt sur le droit, le relâchement des liens de l'universelle mutualité, telles sont les causes de ces malheurs et de cet effroi (1).

Des lois éternelles, du droit immuable de la mutualité originelle entre tous, découlent les vertus, le bien-être de l'humanité. Sagesse suprême, source unique de toute justice, je m'incline et je t'adore! Le bien, le beau, le juste, l'utile, sont en toi! Aide, je t'en conjure, l'humanité à rentrer dans l'harmonie universelle.

(1) Terra infecta est ab habitatoribus suis, quia transgressi sunt leges, mutaverunt jus, dissipaverunt fœdus sempiternum. (ISAIAS.)

Le grand dogme social, c'est la solidarité humaine dans les besoins de création; et je le trouve à chaque mot de l'Évangile, il y est comme Dieu dans l'univers, partout; c'est la nature elle-même qui l'a gravé dans nos âmes; les familles qui lui obéissent offrent l'image du ciel sur la terre ; lorsqu'il inspire une armée, elle est invincible; les peuples qui l'inscrivirent sur leur bannière furent les plus grands peuples du monde. La République romaine tout entière était insultée par un outrage fait à un citoyen romain. On cite un roi plus grand que tous les autres rois, saint Louis, dont la table était vraiment royale, puisqu'elle était la table commune et que le pauvre s'y asseyait à côté du monarque. La solidarité se mêlait à toutes les actions, à toutes les paroles, à tous les mouvements de l'âme de ce prince. Son cœur avait la même pulsation que tous les cœurs français. Il n'y avait point de rançon pour la vie du roi de France J'aime mieux donner ma vie, celle de ma » femme, celle de mes enfants, à Dieu, que de séparer mon >> sort des Français ici céants (1). » Pas un homme ne souffrait en présence de saint Paul, que la douleur ne fût empreinte sur les traits de cet apôtre; saint Paulin se met à la place d'un prisonnier dont le travail est nécessaire à la vie de ses enfants; saint Vincent de Paul se charge des chaînes d'un galérien, et les chaînes du crime semblent elles-mêmes sanctifiées. L'ordre et la joie règnent dans ce séjour de l'emportement et du désespoir. Voilà la solidarité (2). La foi, par ce dogme, rétablit l'équilibre dans les rapports des hommes, dans les rapports du ciel et de la terre. C'est la

(1) Sire de Joinville; Mémoires pour servir à l'histoire de France, par MICHAUD et POUJOULAT, t. 1.

(2) Animam suam dat.

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