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armée de défenseurs. On affirme, pour Anaxagore, que le monde ne fut qu'un amas infini de particules minimes et semblables; pour Thalès, qu'il fut l'eau; la terre pour Phérécide; le feu pour Héraclite; un mélange d'eau et de feu pour Hippon; l'eau et l'air pour OEnopidas. Les autres, pour soutenir l'honneur de Xénophane, s'attachent à prouver que l'air et le feu sont sortis de la terre que Dieu a pétrie avec de l'eau. Marchant sous la bannière d'Empédocle, les plus pacifiques tentent une alliance entre les parties belligérantes, en disant que les quatre éléments, l'eau, l'air, le feu et la terre ont également concouru à la formation du monde, et la tourbe innocente des niais applaudit à ce système de conciliation, à cette neutralité; on croit la paix assurée; mais le feu, caché sous la cendre, éclate avec un nouveau bruit. L'idéalisme se fait matière. Dieu, selon Platon, avant de donner un corps aux autres êtres, a commencé par se le donner à lui-même. Ses disciples raniment cette idée. Si le monde existe, répondent les disciples d'Aristote, il existe nécessairement, et de toute éternité; il est l'antagoniste de Dieu. Les disciples de Pythagore, au nom de l'harmonie universelle, tentent une nouvelle alliance, et ils proclament la divinité de la matière, puisque l'on reconnaît son éternité. Les disciples de Zénon s'emparent de cette concession, et ils proclament deux dieux. Vous croyez cette fois l'alliance conclue ? Détrompez-vous. Les péripatéticiens et les académiciens protestent d'une même voix. Si la matière est éternelle, l'intelligence l'emporte encore; elle est l'âme de la matière. Le triomphe de l'esprit n'est pas de longue durée. Les pythagoriciens élèvent la voix avec éclat : Il y a deux dieux, disent-ils, l'un bon, l'autre mauvais. Le bon a fait le repos,

la lumière et l'homme; le mauvais a créé les ténèbres, l'agitation et la femme. Les stoïciens profitent de cette concession pour attribuer à la matière une divinité aussi complète qu'à la divinité immatérielle. Le stoïcisme ouvre la porte aux débordements de toutes les passions (1).

La lutte continue. L'harmonie de l'univers, ajoutent les pythagoriciens, ne comporte pas deux dieux. D'où vient la matière? demandent les partisans d'Aristote. Les pythagoriciens répondent Elle vient de la substance même de Dieu, et les âmes sont des parcelles divines dans un état perpétuel de migration, tantôt dans les hommes, tantôt dans les éléphants, tantôt dans les fourmis ou dans les abeilles (2). Mais les académiciens répliquent, au nom de Platon que d'une substance il ne peut sortir que des substances de même nature; Dieu est un esprit; nousmêmes, nous ne sommes sûrs de notre existence que par notre esprit, donc il n'y a dans le monde que des esprits. La matière n'est qu'un fantôme, un phénomène, une apparence, une illusion. Les épicuriens raisonnaient bien autrement. L'esprit ne peut pas se scinder, se diviser en parties, dire oui chez vous, non chez moi. Il n'y a qu'une substance, évidemment c'est la matière. La matière se voit et se touche. L'esprit n'a pas le même titre à notre foi. Le matérialisme triomphe, mais son triomphe sera court.

(1) Utrum stoicos poetæ depravaverint, an stoici poetis dederint auctoritatem, non facile dixerim. Portenta enim et flagitia ab utrisque discentur. (CICER., Acad. 11.)

(2) Esse apibus partem divinæ mentis et haustus.

Æthereos dixere Deum, namque ire per omnes,
Et terras tractusque maris cœlumque profundum :
Hinc pecudes, armenta, viros, genus omne ferarum.
(VIRG., Géorg., liv. Iv.)

Comme le cheval de Troíe, il porte dans son sein des ennemis qui le détruiront aussitôt qu'il sera entré dans la place ennemie. La substance est infinie, mais la matière est multiple; comment résoudre cette difficulté? Au nom d'Anaximandre, on répond que la matière ne formait qu'une sphère de feu, mais la sphère se brise; le soleil en sort d'abord, puis les étoiles; et de leurs révolutions naissent la terre et l'homme. Les disciples d'Anaximène répliquent que le feu eût tout brûlé; ils opposent l'air au feu de leurs adversaires. L'air sphérique et infini s'est condensé, et il en résulte la terre, du sein de laquelle sont sortis tous les êtres. Que le monde soit d'air ou de feu, disent les partisans de Leucippe, c'est ce qu'il n'est pas donné aux hommes de décider. Mais tout le monde voit bien que l'univers ne se serait jamais formé sans de petits atomes aux pointes crochues. Cela est évident, répondent les disciples de Démocrite, le monde ne peut pas avoir d'autre principe que les atomes aux pointes crochues; ainsi, les êtres vivants sont produits par des êtres sans vie. Et Épicure, placé entre son maître Démocrite et son élève Métrodore, reçoit l'éclat passager d'une gloire supérieure à celle d'Aristote et de Platon.

XXIX

A Rome, la transmission des idées n'est pas moins sensible que dans la Grèce. Là comme ailleurs, on n'a rien conçu, on a tout appris. Je ne répéterai pas la synthèse philosophique de Varron; on a vu qu'elle était identique à celle de Vyasa et de Xénophane, à celle de Pythagore, à celle qui a été reproduite depuis en Allemagne et clandestinement répandue dans les cours de M. Cousin, C'est tou

jours l'unité de substance d'où s'échappent des émanations qui viennent se perdre, s'emprisonner au moins dans la matière. C'est une idée bien bizarre, et cependant bien généralement accréditée, que celle qui donne à la substance infinie une prison; en sorte que l'être infini à besoin de se dégager, de s'affranchir, et il y réussit bien lentement. Il y aura donc toujours une enveloppe épaisse pour faire gémir cette grande âme, en la privant d'une partie de son intelligence.

Adspice, namque omnem quæ nunc obducta tuenti
Mortales hebetat visus tibi, et humida circum
Caligat, nubem eripiam (1).

Et heureuse encore cette grande âme, quand elle n'est enveloppée que d'un voile pour ainsi dire transparent comme le corps humain! Elle ne jouit pas de son intelligence en toute liberté, mais elle en jouit un peu; au lieu que, si elle se trouve enchaînée moins favorablement, il lui faut de grands efforts pour avoir le sentiment d'elle-même. Cependant, on trouve des preuves de sa lucidité dans les mouvements de la matière inorganique, en sorte que cette matière qui ne sait rien du passé, rien du présent, rien de sa propre existence, finit par nous apprendre l'avenir et les secrets de notre vie. La grande âme, le grand tout se réveille sur un signe de notre volonté! Hæc, mihi jam crede, ne aniculæ quidem existimant (2). Qu'on ne s'y trompe pas, ces superstitions des esprits faibles sont une déduction rigoureuse de la théorie des panthéistes. « L'âme » universelle de la nature a trois degrés, dit Varron, la » vie, la sensibilité, l'intelligence. » Or, pour l'élever à (1) Virgile.

(2) Cicéron, de Divinat., lib. 1.

l'intelligence dans la matière inorganique, il ne s'agit que de l'y réveiller. Et à Rome, comme en France, il ne manqua pas de gens qui y travaillèrent.

Pythagore, en répétant les leçons de l'Orient, avait jetė en Italie le germe de ses erreurs. Il portait aux franges de sa robe de petites clochettes pour avertir les insectes de son passage, de peur de causer, en les écrasant, de vives sensations de douleur à la grande âme qui les animait. Comme les Brahmanes, il ne mangeait que des végétaux, oubliant, comme eux, que les végétaux sont également remplis de l'âme universelle.

Dans cette théorie, plus on se dégageait de la matière, plus on acquérait de liberté et d'intelligence. Pendant le sommeil, l'âme universelle interrompant, pour ainsi dire, ses communications avec la matière, était plus libre que pendant la veille, et, par une conséquence nécessaire, les rêves étaient plus sûrs que le raisonnement. La raison n'était que l'intuition de l'âme universelle enchaînée, obscurcie par la matière; le rêve était l'intuition de l'âme universelle en partie dégagée. C'était une seconde vue. Telle est l'origine superstitieuse de la foi que les païens avaient dans les rêves, et qui s'est perpétuée jusqu'à nous. On croit encore à l'intuition de l'âme qui se dégage de la matière, soit par le sommeil, soit par d'autres moyens. Si nous dégageons l'âme universelle dans la matière inorganique, il nous est bien plus facile de la dégager dans la matière transparente et organisée. Ces merveilles nous ont été transmises par la philosophie, par la superstition populaire, et plus agréablement par la poésie, comme dans ces vers de Virgile, littéralement empruntés à Homère (1) : (1) Odyss., liv. XIX.

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