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L'homme ne trouvant en lui-même que des sensations, son unique but est de les rendre agréables. Il y a donc une force, indépendante des sensations, qui les domine. La loi chimérique du devoir se trouvant souvent en contradiction avec les sensations agréables, il faut en conclure que la grande loi de la nature est de détruire l'idée de Dieu, d'où dérive l'idée de devoir.

Copiant ici Démocrite et Kapila, et n'admettant que les corps, Épicure forme le monde avec des atomes crochus. Kapila et Démocrite avaient eu la maladresse de faire mouvoir des atomes sur des lignes parallèles; comment les faire rencontrer? On allait renoncer à l'existence du monde, et le déclarer, comme les Védas et tant de grands philosophes à leur suite, une illusion, un rêve chimérique, lorsque Épicure s'avisa d'imaginer une inclinaison, et le monde fut sauvé.

Les lois de la société n'ont pour Épicure qu'un seul fondement l'intérêt. Le pacte ou le contrat social ne repose, pour chaque individu, que sur un calcul d'utilité personnelle, sur l'idée de progression des sensations agréables. Le logicien par excellence de cette théorie fut Néron brùlant Rome. C'était pour lui une sensation agréable d'entendre les cris déchirants des incendiés. Eh! que nous parlez-vous de devoir ? n'est-il pas dans la nature que les plus forts ou les plus habiles aient le plus de jouissances, comme le veut M. Thiers (1)? La victoire, c'est la vertu, a dit M. Cousin (2).

(1) De la propriété. (2) Leçons.

XXVIII

Après avoir jeté un si vif éclat, la philosophie ne pouvait que décroître. N'ayant plus rien à démolir, elle devint inutile et tomba dans le mépris qu'elle méritait. L'école fondée par Socrate, illustrée par Platon, avait reçu le nom d'académie. Le nom d'académie moyenne ou seconde fut donné à la réforme d'Arcésilas de Pitane, et la réforme de Carnéade reçut le nom de nouvelle académie. Ce fut à cette école que Cicéron s'attacha. Le platonisme dominait toutes les autres écoles par l'élévation de la pensée. Son scepticisme déconcerte les efforts de l'esprit. Socrate et Platon avaient désespéré de l'intelligence humaine. « A l'égard de » la loi, du droit ou de la justice, disait Socrate, il n'y a >> pas deux nations, ni deux cités, ni deux familles, ni >> deux hommes qui soient d'accord (1). » Platon répondait : « La morale s'apprend aisément et parfaitement si >> quelqu'un nous l'enseigne; mais personne ne nous l'ap>> prendra, à moins que Dieu ne lui en ait montré la route. » « Sans la révélation divine, ajoutait Aristote, notre ceil >> voit la lumière comme le chat-huant voit les rayons du » soleil. Tenez-vous-én au dogme paternel, qui est cer>> tainement la parole de Dieu (2). »

Pyrrhon n'est pas même arrivé à ce degré de certitude de savoir s'il sait ou s'il ne sait pas. Épicure, le chef des

(1) Socrat. (Max. de Tyr., Dissert., première édit. Oxon.) Socrate peint ce qu'il voit, objectivité. La fameuse phrase de Pascal, copiée sur Montaigne justice en deçà, injustice au delà des Pyrénées, n'est que l'expression de ce tableau de Socrate. Si deux cités ne s'accordaient pas, ce qui était justice chez l'une était nécessairement injustice chez l'autre.

(2) Métaph. Aristot. (Oper., t. XII, ch. VII.)

dogmatiques, réduit la philosophie au doute. Le corps, l'esprit, la multiplicité des êtres, l'infini ou le fini, l'unité ou le nombre indéfini de substance; l'individualité de l'homme, la réalité de son existence (1), l'initiative de sa puissance créatrice; l'unité, la pluralité des dieux, leur existence l'esprit humain affirme et nie tout cela alternativement, et il appuie ses affirmations ou ses négations sur des raisonnements dont la bizarrerie amuserait, si elle ne pénétrait d'un sentiment profond de douleur. C'est ainsi que les réflexions excentriques d'un malade dans le délire de l'agonie font venir les larmes aux yeux plutôt que le rire sur les lèvres. Ces philosophes, pour expliquer toutes les questions fondamentales de l'humanité, ont eu le même succès qu'aurait un homme illettrẻ qui se mettrait à tra· duire la Bible ou Homère. J'affirme de toutes ces choses qu'elles sont incertaines, disait Démocrite. Parménide et Xénocrate sont si frappés de l'impuissance humaine, qu'ils taxent d'arrogance ceux mêmes qui osent affirmer leur ignorance. Les cyrénaïques déclarent que nous n'avons aucun moyen de nous assurer de ce qui est en dehors de nous. Les stoïciens abandonnent l'idée des rapports et le seul motif de leurs jugements: l'expérience. Cet état d'imbécillité, de doute, d'angoisse, se prolongera, jusqu'à nos jours, parmi tous les philosophes assez malheureux pour s'éloigner de la lumière révélée.

Privés d'un fondement d'affirmation, les philosophes donnent, par leurs contradictions, un spectacle navrant, et je sais presque mauvais gré à Cicéron de n'avoir pas

(1)

Τις δ' ουδέν ει ζην τουθ' ὁ κέκληται θανείν,
Το ζην δε θνησκειν εστι.

(EURIPIDE.)

dissimulé les faiblesses et l'impuissance des plus grands génies. Mais, quel homme aura l'orgueil de chercher en lui un fonds de richesse, une vérité que n'ont pas trouvés les Platon (1), les Xénophon (2), les Aristote (3), les Héraclite (4), les Théophraste (5), les Zénon (6)? Les efforts d'Arcésilas et de Carnéade dans l'école de Platon; ceux d'Ariston de Chio et d'Hérile de Carthage, de Sphénus, d'Athénagore, de Cléanthe, de Zénon de Tarse, de Diogène de Babylone, d'Antipater de Tarse, dans l'école de Zénon, ne servent qu'à donner des preuves nouvelles de l'impuissance humaine. Antiochus d'Ascalon et Panéthius de Rhodes cherchent à faire une alliance entre les diverses théories, ils ne réussissent qu'à enlever à chaque école son caractère propre et à former un monstrueux éclectisme, bizarre mélange d'idées incompatibles. Les idées répandues dans le domaine intellectuel, et autour desquelles se groupent les variations sans nombre de nos sentiments, de nos sensations et de notre intelligence, sont: Dieu, l'univers et l'homme, triple rapport dont l'intelligence infinie peut seule embrasser toutes les combinaisons. L'homme, intelligence bornée, a voulu en faire le tableau, et, dans ce domaine de l'infini, il a toujours roulé dans le même cercle.

(1) Platonis inconstantia longum est dicere. (CIC., De nat. Deorum, lib. 1.)

(2) Xenophon fere eadem peccat. (Cic., De nat. Deor.)

(3) Aristoteles quoque multa habet, nec vero ejus condiscipulus Xenocrates prudentior. (Id., ibid.)

(4) Ex eadem Platonis schola Heraclitus puerilibus fabulis refecit libros. (Id., ibid.)

(5) Nec vero Theophrasti inconstantia ferenda est. (Id., ibid.)

(6) Zeno alio loco æthereum eum dixit, aliis libris rationem quamdam... idem astris hoc tribuit... Tollit omnino insitas perceptasque cognitiones deorum. (Id., ibid.)

Quand une route lui a été tracée, il l'a suivie aveuglément; il a senti qu'il s'égarait, il l'a crié bien haut, et il n'a pas changé de voie; il n'a jamais trouvé une issue, il la cherche; il la cherchera inutilement dans la suite des générations, comme l'ont cherchée Vyasa, Kapila, Gotama; comme l'ont cherchée Thalès, Socrate, Platon et Aristote; comme l'ont cherchée Plotin, Jamblique et Porphyre; comme l'ont cherchée Leibnitz, Wolf et Descartes; comme l'ont cherchée Kant, Fichte et Hegel; ils se sont tous égarés dans la même route. Les Védas, le Védanta, le Sankhya, ont tout dit. Thalès, Pythagore, Xénophane, Parménide, Platon et Aristote les ont répétés; Leibnitz, Wolf et Descartes les ont répétés; Kant, Fichte et Hegel les ont répétés. Et les philosophes français, ont-ils une idée qui leur soit propre? Ils ont des joyaux qui s'ajustent trèshabilement; mais ces joyaux sont d'emprunt; s'ils en ont un seul à eux, qu'ils montrent leur titre! Je les défie de le faire. L'humanité est donc contenue comme les vagues de la mer, elle ne peut sortir de son lit de fange, de son cercle d'erreurs que par l'action d'un vivifiant soleil qui l'élève dans l'atmosphère supérieure. Sous les négations comme sous les affirmations de la philosophie, se cache toujours l'idée fondamentale de l'erreur de l'humanité, son aspiration à la divinité. L'idolâtrie elle-même ne fut que la forme vulgaire du panthéisme, et le panthéisme de nos jours n'est que l'adoration du moi humain. Les uns affirment que Dieu a tiré le monde de sa propre substance, les autres qu'il l'a fait avec la matière préexistante; d'autres soutiennent avec plus de bruit encore que Dieu n'a pas fait le monde, et que le monde existe de lui-même. Chaque philosophe a, dans l'antiquité comme de notre temps, une

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