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tradiction. L'éternité du monde, ou de la matière, ou puissance passive; et l'éternité de substance première, ou puissance active, entraînent et détruisent en même temps l'idée de dualisme. On n'en finirait pas s'il fallait relever toutes les contradictions d'Aristote. Il est peut-être le philosophe de l'antiquité dont les subtilités abstraites se sont le plus souvent croisées en sens contraire. Ainsi, la puissance active est celle qui se manifeste en donnant le mouvement; mais le mouvement n'a pas pu commencer. A qui la puissance active l'a-t-elle donc donné? La puissance passive est celle qui reçoit. Mais si rien ne commence pour elle, qu'a-t-elle donc reçu?

L'âme est une entéléchie, le principe de la vie organique. Mais qu'est-il besoin de principe, si rien ne commence? La comparaison ne pourrait avoir lieu s'il n'existait un sens interne pour recevoir les impressions transmises par les autres sens. Ce sens interne est ce qu'il appelle âme, entéléchie; c'est ce que les Hindous nomment manas ou âme, c'est toujours le même fonds d'idées. Le travail de tous les philosophes ne se distingue que par la différence du tissu. Enfin, l'âme qui reçoit une impression transmise voit donc un mouvement commencer pour elle. Les sens, qui l'ont reçue les premiers, et qui la transmettent, voient donc un mouvement commencer et finir dans l'éternité, qui ne connaît ni fin ni commencement! Quel amas d'inextricables contradictions!

La partie où Aristote brille surtout, et où il serait sans rival s'il eût été sans modèle, c'est dans l'art de l'exposition, dans la définition et dans la raison métaphysique des choses connues. Kapila lui a servi de guide, et Aristote a été le modèle de toute la philosophie occidentale. « Il n'y

>> a rien de si connu, dit M. de Maistre (1), que la définition >> du verbe donnée dans la grammaire générale d'Arnaud : » c'est un mot qui signifie l'affirmation. Des métaphysi>> ciens français du dernier siècle se sont extasiés sur la >> justesse de cette définition, sans se douter qu'ils admi>> raient Aristote, à qui elle appartient pleinement. Mais il >> faut voir comment Arnaud s'y est pris pour s'approprier >> les idées du philosophe grec (2). » Il paraît qu'Arnaud aussi croyait avoir conçu ce qu'il avait appris! Incurable faiblesse de la philosophie et des philosophes! La morale d'Aristote n'est pas, comme celle de Platon, un principe absolu; elle n'est point la conformité à un type primitif; elle n'est basée que sur le calcul de l'intérêt qui trouve son compte dans la modération des désirs. Mais cette modération, qui l'inspirera? Le discernement humain? il est insatiable par calcul. Les sens? ils sont insatiables malgré tous les calculs. Une telle morale est sans fondement, et les idées d'Aristote sur la justice n'en ont pas davantage. Il règle la justice commutative suivant une proportion arithmétique, et la justice distributive suivant la loi de

(1) De l'Église gallicane, p. 56.

(2) Aristote a dit avec son style unique, dans une langue unique : Le verbe est un mot qui sursignifie le temps, et toujours il exprime ce qui est affirmé de quelque chose. Que fait Arnaud? Il transcrit la première partie de cette définition; et comme il a observé que le verbe, outre sa signification essentielle, exprime encore trois accidents, la personne, le nombre et le temps, il charge sérieusement Aristote de s'être arrêté à cette troisième signification. Il se garde bien cependant de citer les paroles de ce philosophe, ni même l'endroit de ses œuvres d'où le passage est tiré. Il le nomme seulement en passant, comme un homme qui n'a vu, pour ainsi dire, qu'un tiers de la vérité. Il écrit luimême deux ou trois pages, et, libre alors de ce petit Aristote, qu'il croit avoir parfaitement fait oublier, il copie la définition entière et se l'attribue sans façon. (DE MAISTRE, Église gallicane, p. 57.)

progression géométrique. Cette distinction a été généralement adoptée par les jurisconsultes et les casuistes. Pourquoi? Je n'en trouve que cette raison: Aristoteles dixit. C'est l'iniquité des iniquités. Oh! que j'aime bien mieux cette justice de l'Évangile : A chacun selon ses œuvres. La loi de progression géométrique, appliquée à l'utilité politique, conduisit Aristote, naturellement humain, à cette déduction atroce, qu'il ne faut jamais laisser ni repos ni sommeil aux esclaves. Quant à l'esclavage lui-même, on sait que tous les philosophes anciens l'ont admis comme base de l'ordre social, c'est-à-dire de l'utilité du petit nombre des privilégiés. Quelle justice et quelle philosophie ! La morale n'a aucune loi; mais la politique, fille de la morale, doit être réglée par des lois extérieures que dicte l'utilité, c'est-à-dire l'intérêt du maître, auquel tout doit être sacrifié. Dernière expression du paganisme, qui n'est que la forme vulgaire du panthéisme.

XXVI

Le stoïcisme est un mélange de maximes incompatibles (1). Toutes les connaissances émanent des sensations élaborées et généralisées par l'entendement. Il n'existe pas d'autres êtres que les corps, dont les uns sont actifs et les autres passifs. Le principe passif s'appelle matière, le principe actif s'appelle Dieu. C'est l'éther ou le feu.

Le monde est un grand animal. Les âmes des dieux et

(1) Le nom de stoïcisme vient de portique, en grec :oa, lieu où Zénon, son fondateur, donnait ses leçons. Zénon naquit à Cittium, dans l'île de Chypre, l'an 340. Chrysippe, le plus célèbre, des successeurs de Zénon, naquit l'an 280, à Soles, dans la Cilicic; il eut pour maître Cléanthe, élève de Zénon.

des hommes sont les émanations du fluide universel. Dieu, l'âme universelle, ou le fluide primitif, n'agit que selon les lois de sa nature; il en est de même des âmes individuelles. Les âmes individuelles s'évanouiront un jour en se fondant dans la grande âme. Tout, dans cette théorie, est soumis à un mécanisme fatal. Ce qui surprend, c'est l'ostentation de vertu de cette école; vertu si pure, en effet, que le cynisme a fini par se fondre dans le stoïcisme. Un principe commun devait tôt ou tard amener cette fusion.

Chez les cyniques, le plaisir était la seule loi de la nature. Les stoïciens ne professaient que le juste, l'honnête, le saint, comme mobile des actions. Sublime maxime! mais à quel type, à quel ordre d'idées, ces matérialistes demandèrent-ils la raison de la vertu? Le stoïcisme, en raison des lacunes et des contradictions de ses théories, dut rester, et il resta sans influence sur l'esprit humain. Il communiqua une dure et intrépide fierté à un petit nombre d'hommes qui y étaient portés par la disposition de leur esprit ou par leur tempérament.

XXVH

Épicure (1), fondateur de l'école qui porte son nom, préféra l'école de Démocrite à celle de Platon. On peut appeler sa philosophie l'école des jouissances, la mère de l'égoïsme, la destruction du lien moral qui unit les hommes.

Epicure distingua dans l'homme les sensations et les anticipations. Les sensations sont les impressions isolées.

(1) Né à Samos, l'an 341. Beaucoup d'historiens l'ont fait naître à Gargettos, bourg près d'Athènes.

Il explique la nature des sensations comme Démocrite et Gotama: des émanations s'échappent des objets externes et produisent la sensation.

Les anticipations sont les notions généralisées des impressions; et la faculté de généraliser est ce qui distingue l'homme du reste des animaux. Ces notions généralisées s'appellent anticipations, parce qu'elles sont l'origine du raisonnement. La raison de l'homme est constituée par deux éléments: l'action des objets externes et l'action interne de l'entendement. Les sensations, étant l'action de la nature, ne peuvent pas se tromper; en conséquence, Épicure ne se trompe pas lorsqu'il affirme que le soleil n'est guère plus gros ou guère plus petit que nous ne le voyons (1). Les notions générales, au contraire, qui sont le produit de l'homme, sont souvent erronées. Le moyen de les rectifier, c'est de les confronter souvent avec les sensations. Epicure établit donc aussi, à sa manière, l'objectivité humaine.

L'homme doit s'appliquer à connaître la vérité pour parvenir à écarter les causes de ses souffrances. Mais comment écartera-t-il les causes de ses souffrances dans un système où tout est fatal? Les causes de nos souffrances existent en nous ou hors de nous. Les causes externes procèdent de la nature ou du monde social. L'homme doit donc apprendre à se connaître lui-même et à connaître la nature, les principes des choses et les lois sociales, rerum cognoscere causas. C'est l'aveu implicite et contradictoire de l'existence d'un principe au-dessus des lois du mécanisme matériel.

(1) Epicurus solem posse putat etiam minorem esse quam videatur, sed non multo; nec majorem quidem multo putat esse, quantus videatur. (CICER.)

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