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flots de la mer, à tout ce qui vit, à tout ce qui croît et se développe dans la création?

Les lois morales, plus saintes que les lois de l'ordre physique, ne peuvent pas dépendre de la mobile volonté des hommes. Que s'il est encore des esprits assez superficiels pour admettre l'idée d'un contrat, je leur dirai : Ceux qui souffrent, ceux qui ont faim, ceux qui sont sans abri, évidemment ont à se plaindre de la violation du contrat à leur égard; car, qui aurait pu vouloir s'engager sans l'assurance qu'en portant la somme de tous ses efforts à l'association commune, il en obtiendrait au moins la satisfaction des inexorables besoins de création?

Les besoins de création sont supérieurs aux conventions. Toute convention est nulle par cela même qu'elle leur est contraire. De ces besoins, je l'ai déjà dit, dérivent les devoirs sociaux et les droits individuels. Les devoirs et les droits, identiques dans le même sujet, sont corrélatifs dans les différents sujets liés par la nature ou par la société.

Je montrerai que les liens sociaux sont bien les liens de la nature, que, dans la société comme dans la famille, il y a un enchaînement de causes et d'effets au-dessus de toute volonté humaine.

La nature de nos rapports est déjà déterminée par notre raison d'être. Lorsque nous venons au monde, le code social nous y a précédés. Il est ancien comme la morale. La morale et le code social ne sont pas faits par les hommes. Voyez-vous ces enfants qui, dans leurs ébats, jouent au législateur? Je trouve ce spectacle tout aussi vrai, tout aussi sérieux, et moins funeste que celui que me présentent les philosophes rédigeant leur pacte ou leur contrat social. Les besoins de création et les devoirs qui y correspondent ne

ressortent pas plus d'un contrat que notre constitution. physique n'en ressort elle-même. Je sens que la nature, d'une part, a marqué en caractères ineffaçables la souveraineté de mes besoins, et que, d'une autre part, elle a tracé en traits non moins indélébiles l'étendue de mes devoirs sur l'étendue des besoins d'autrui, dans la mesure de ce que je peux; et je me demande ce que cette souveraineté du besoin laisse à la souveraineté individuelle, et ce que la souveraineté du devoir laisse à la souveraineté du pouvoir!

L'individu dépend de ses besoins; donc, il n'est pas souverain. Le pouvoir dépend de ses devoirs; donc, il n'est pas souverain; donc le Christ l'a bien défini en l'appelant le serviteur de tous. Il n'est pas un mot dans l'Évangile, si l'on veut y réfléchir, dans lequel on ne trouve la vérité absolue; et l'on affirme que nous ne pouvons pas nous instruire sans le secours des idées païennes! Dans les lettres, je le conçois; mais en philosophie, en morale, en politique, je ne vois pas trop ce que le paganisme peut nous apprendre. Hélas! nous ne sommes ignorants que parce que nous n'étudions pas assez la vérité qui nous a été donnée, et nous ne sommes pauvres que parce que nous ne creusons pas assez la mine d'une richesse infinie que le révélateur suprême est venu nous découvrir. Peut-être aussi voulons-nous rester toujours un peu païens les idées païennes ne vont pas mal à l'état actuel de nos mœurs. Rousseau reconnaît en partie le principe de la souveraineté morale:

« Les devoirs du père, dit-il, lui sont dictés par des sen>> timents naturels, et d'un ton qui lui permet rarement de » désobéir. Les chefs n'ont point de semblables règles et >>> ne sont réellement tenus envers le peuple qu'à ce qu'ils

>> lui ont promis de faire, et dont il est en droit d'exiger >> l'exécution (1). »

Philosophe inconséquent! qu'importent aux chefs les règles qu'ils foulent aux pieds? La voix impérieuse de la nature fut-elle écoutée par les législations barbares de l'antiquité? Malgré les sentiments naturels qui dictent aux pères leurs devoirs, ne s'est-il pas trouvé des pères assez dénaturés pour envoyer leurs enfants à la mort ou à l'hôpital? Avide du plaisir brutal, l'égoïsme secoue impatiemment le joug moral du devoir. Est-ce là la voix de la nature? Ah! que je la reconnais bien mieux dans cette tendre pitié de saint Vincent de Paul, qui m'apprend que l'origine de la paternité est dans le ciel, et que du ciel elle descend dans le cœur de tout honnête homme sur la terre (2)!

<<< Les chefs n'ont point de semblables règles. >>

Les chefs cessent-ils donc d'être hommes? Et le poëte romain avait-il tort d'écrire : « Je suis homme, et rien de ce qui touche l'humanité ne m'est étranger (3)? »

Le chef est le protecteur, le père du peuple, et les anciens poëtes ne manquent jamais d'appeler les rois pasteurs des peuples. Pour eux, la sainte voix de la nature est plus impérieuse encore que pour le reste des hommes.

Les lois naturelles semblent se dépouiller de leur sainteté et perdre toute leur force dès que les pouvoirs se mêlent de réglementer les choses qui ne relèvent que de la conscience, dès qu'ils font les lois au lieu de se borner à les interpréter selon le caractère même de leur mission.

(1) Économie politique, p. 239.

(2)- Crevit mecum miseratio, et de utero egressa est mecum. (JOB, 31. (3) Térence.

« Je ne dois rien à ceux à qui je n'ai rien promis (1). » Homme sans entrailles! la misère de tes semblables n'a donc jamais parlé à ton cœur! la nature ne t'a donc jamais sollicité d'adoucir la peine du malheureux, de relever celui qui était tombé, d'arracher aux flammes celui qu'elles dévoraient!

« Je ne dois rien à celui à qui je n'ai rien promis. >> Cela est évident; dès que la loi prend la place de la conscience, tu ne dois rien si la loi n'impose rien. Le citoyen de Lacédémone, père d'un enfant contrefait, ne lui devait rien. La nature ne comptait pas, et la loi, triomphe de la volonté humaine sur la volonté divine, droit des nations contre la nature (2), la loi seule parlait, et elle promettait à cet enfant... la mort !

« Je ne dois rien à ceux à qui je n'ai rien promis; >> mais, en revanche, ce que j'ai promis, je le dois: Enfant, meurs done! homme, deviens esclave! peuple, subis, en la bénissant, l'oppression de ton maître, et deviens sa proie si ce maître est un scélérat. Ainsi le veut la loi, qui est la conscience; ainsi le veut la volonté souveraine, citoyen de Genève !

La société, comme la nature, exprime ses idées par ses œuvres; l'œuvre qui fait dériver la justice de la loi exprime la supériorité de la loi; l'œuvre qui fait dériver la loi de la volonté humaine exprime la supériorité de la volonté humaine; de cette idée au dogme de la souveraineté humaine, il n'y a qu'un pas, et de la souveraineté d'un homme à la sujétion d'un autre homme ou de tout un

(1) Rousseau, Contrat social, p. 60.

(2) Institutio juris gentium contra naturam. (FLORENTIN.)

peuple, il n'y a que la distance d'un article de loi ou l'épaisseur de la lame d'un sabre.

La loi, expression de la volonté du souverain, est souveraine comme lui; tout lui cède, même la conscience. << Le citoyen vertueux est celui qui conforme sa volonté à » la volonté générale (1). » Aussi reconnaît-on un droit contre la nature. Institutio juris contra naturam.

La législation entière du paganisme atteste le fait. Cette erreur, si fatale aux destinées du genre humain, a survécu à la chute des idoles et s'est infiltrée dans les législations modernes. Les ouvrages des auteurs de l'ère chrétienne en sont imprégnés. Leur plus constante manière de raisonner est d'établir le droit par le fait, au lieu de subordonner le fait au droit. C'est ainsi que l'intérêt matėriel, usurpant la place du droit, est devenu l'unique mobile de nos actions.

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Plusieurs publicistes n'accordent aucun crédit à la métaphysique et à la théologie; ils ramènent tout à la science positive, comme si la science positive, sans une idée primitive, sans un prototype éternel et vivant, était autre chose qu'un épais matérialisme et une aveugle fatalité ! Hobbes, Grotius, pensent qu'un individu, que des peuples entiers peuvent renoncer à leur liberté. Avec de telles doctrines, le suicide moral n'est plus un crime; et ces déplorables idées, répandues par la double voie des journaux et des ouvrages philosophiques, façonnent les mœurs géné rales au matérialisme et au gouvernement de la force. « Il » n'y a pas de droits antérieurs et supérieurs aux lois po>>sitives.» Les païens ne raisonnaient pas autrement, et

(1) Rousseau,

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