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Quand des erreurs si fertiles en crimes échappent à des écrivains estimés, il faut les signaler sans ménagement. Il n'y a que les peuples sans théocratie, précisément, qui puissent douter de leurs droits et renoncer à leur liberté. Le paganisme retint la vérité captive, parce que, la vérité libre, l'affranchissement des hommes eût été universel. M. de Montalembert, si catholique cependant, je me plais à le reconnaître, a rendu lui-même peu justice au christianisme lorsqu'il a dit : « La liberté, telle que l'ont rêvée >> les grands cœurs et les grandes nations de tous les temps, » dans l'antiquité comme depuis la rédemption, est la li» berté que je désire (1). » Je ne suppose pas que ce noble seigneur, s'il eût vécu dans les temps dont je parle, eût marqué sa place au milieu des troupeaux d'esclaves. Une telle méprise a donc lieu d'étonner chez ce fils des Croisés; on croirait entendre un fils de Voltaire. N'imitons pas les instituteurs païens, qui, au lieu de rectifier les idées des hommes, s'attachaient à les altérer dans le but de perpétuer l'universelle servilité par l'universelle corruption. Ils ne voulaient pas surtout que l'unité de Dieu fût révélée, parce que, avec l'unité de Dieu, il n'aurait pu y avoir qu'un maître. Le révélateur d'une vérité qui conduit à une telle déduction était condamné à mort (2). Socrate mourut pour en avoir parlé assez ouvertement. Platon resta toute sa vie sous l'impression de la terreur; il y a du danger, disait-il, à instruire le peuple. Aristote, qui avait enseigné l'unité divine quoique confusément, s'éloigna d'Athènes pour ne pas subir la peine de son indiscrétion. Saint Paul

(1) Intérêts du catholicisme au dix-neuvième siècle, page 72. (2) Si quis arcana mysteria Cereris sacra vulgâsset, morti addiccbatur. Mem. hujus legis Sopater, Sam. pet. in leges atticas, p. 38.

reproche leur pusillanimité aux philosophes : « Ils ont connu Dieu, et ils ne l'ont pas honoré comme Dieu (1). » Saint Augustin leur demande compte de leur lâcheté : « Tu trembles, disait-il à Porphyre, ô philosophe, tu n'es >> donc pas un enfant de la liberté (2)! » Les puissants comprenaient si bien que le moindre rayon de lumière arracherait la multitude à leurs serres, qu'Alexandre le Grand ayant obtenu du Hierophante d'Égypte le secret des grands mystères, il fut supplié de forcer Olympia, sa mère, à détruire des lettres dans lesquelles il les lui révélait. Aussitôt que la charrue exhumait des secrets semblables, ensevelis par Numa Pompilius, le sénat romain se hâtait de les livrer aux flammes (3). Les Crétois deviennent l'objet de la haine de tous les Grecs pour avoir célébré en public les grands mystères (4) et avoir osé se vanter de posséder le tombeau de Jupiter (5). « Que l'on ferme la porte aux >> profanes, s'écrie Orphée, je veux révéler un secret aux >> initiés. >> Ce secret, le voici : Dieu est un. Les mêmes précautions se prennent encore aujourd'hui dans les pays où l'idée chrétienne est absorbée par l'intérêt propre. Aux États-Unis, où le sénat et les planteurs sont plus avides que chrétiens, les esclaves ont de la peine à vaincre les entraves que l'on met à leur instruction; c'est que les morts ressuscitent quand les pauvres sont évangélisés. En France même, dans ce pays si éminemment chrétien, le paganisme a régné longtemps sous la forme féodale, et il régna

(1) Epist. Paul.

(2) Quid trepidas, o philosophe, liberam habere vocem? (Cité de Dieu, tome 11, chap. 22.)

(3) Saint Augustin, Cité de Dieu, livre vIII, chap. 10.

(4) Diod. de Sicile, livre v.

(3) Tam mendax magni tumulo quam Creta Tonantis. (Lucan., I 8.

plus tard sous celle du monopole de l'enseignement, sorte de féodalité non moins funeste dans ses conséquences que celle qui pesa sur nos pères. Lorsqu'un mouvement des écoles interrompit l'enseignement qui se donnait en plein air, saint Louis s'écria : « Comment la France serait-elle >> la nation la plus chrétienne du monde, si elle n'est pas » la plus éclairée? » Platon et Aristote, Porphyre et Varron signalaient au contraire le danger d'instruire le peuple. Aussi, dans le paganisme n'y eut-il jamais de vraie société, mais des maîtres et des troupeaux d'esclaves. L'idolâtrie est par essence l'altération de la morale et le mépris de la loi d'équation dans les rapports humains. Je suis humilié, parce que je suis homme, et je suis profondément affligé, car les païens furent nos pères, quand je vois, quand je touche du doigt l'empreinte de l'hypocrisie qui présida à toutes les institutions sociales de l'antiquité. Mais je ne signale pas le grand nombre de victimes et le petit nombre de bourreaux, l'abrutissement des uns et l'iniquité des autres, pour outrager la mémoire de tous : je les signale pour exciter la vigilance de ceux qui viendront après nous. La meilleure leçon que puissent donner les morts à leurs neveux, c'est l'histoire de leurs malheurs.

CHAPITRE VII.

LÉGISLATIONS.

Labium veritatis firmum erit in perpetuum: qui autem testis est repentinus concinnat linguam mendacii.

I

(PROV., XII, 19.)

La loi humaine ne peut être que l'expression du droit, un témoignage rendu au droit qui, dès qu'il est connu, devient le devoir. Le droit est le titre inaliénable de chaque homme à la satisfaction de tous ses besoins de création. Les besoins de création dérivent de la loi des êtres, et la loi des êtres constitue leur essence, car on ne conçoit pas un être sans sa loi ou sans sa condition d'être. L'homme n'est pas le créateur de l'essence des êtres, il n'est donc pas le créateur de leurs conditions d'être, de leurs lois, de leurs besoins, de leurs droits. Rien ne surprend autant ma pensée, rien ne consterne autant ma raison que la conviction universelle qui attribue à l'homme, à l'humanité en général, la puissance législative. L'humanité entière réunissant ses forces pendant des millions de siècles arriveraitelle à une puissance législative suffisante pour déterminer les conditions d'être, les lois d'un insecte? Si je disais à un roi de la science : « Puisque vous êtes souverain, usez largement de votre puissance législative; tracez à cet oranger des lois ou des conditions d'existence; faites-le naître ou croître dans mon appartement; » il rirait de ma folie. Notre empire sur les animaux, sur les plantes, sur tous les êtres irraisonnables n'a guère d'autre action sur eux que de les

détruire. Nous avons le pouvoir de détruire, nous n'avons pas celui de créer, précisément parce que nous ne sommes pas législateurs, parce que les lois des êtres ou leurs conditions d'existence ne dérivent ni de notre raison ni de notre puissance. La naissance des êtres et leur conservation sont le résultat de lois mystérieuses que nous voyons s'accomplir tous les jours, mais que nous ne comprendrons jamais, bien loin de les avoir faites. N'ayant aucune puissance législative sur les êtres soumis à son empire, comment l'homme prétendrait-il en avoir sur son semblable, qui ne dépend en rien de lui, qui, comme tous les autres êtres, a reçu en naissant ses lois toutes faites, auxquelles rien ne peut être changé sans qu'il s'altère ou qu'il meure? Le maintenir dans ses lois naturelles est donc l'unique droit, l'unique devoir des législateurs et des gouvernants.

L'homme n'a pu devenir législateur de l'homme que par un crime, et il l'a si bien senti, qu'il n'est pas un seul législateur primitif qui n'ait cherché à faire croire que ses lois venaient du ciel, tant il était convaincu de l'audace de son usurpation et de la répulsion générale qui devait l'accueillir. Mnevis et Amasis, législateurs égyptiens, avaient reçu leurs lois de Mercure; Zoroastre, législateur des Bactriens, Zamolxis, législateur des Gètes, avaient reçu les leurs de Vesta; Zathraustes, législateur des Arimaspes, avait un génie familier; Rhadamanthe et Minos ne transmirent aux Crétois que les ordres de Jupiter; Triptolême chez les Crotoniates, et Zaleucus chez les Locriens, attribuaient leurs lois à Minerve; Lycurgue, chez les Lacédémoniens, attribuait les siennes à Apollon; Cécrops, législateur d'Athènes, à Minerve et à Jupiter; Romulus et Numa consultèrent, l'un le dieu Consus, l'autre la déesse

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