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Aussi ai-je défini le droit: la résultante des besoins de la

nature.

Quelle est l'étendue des devoirs de la famille?

Les devoirs de la famille sont corrélatifs aux droits de l'enfant. Les uns et les autres ont la même étendue. C'est le droit de l'enfant d'exiger la satisfaction de tous les besoins de la nature; c'est le devoir de la famille de les satisfaire. Besoins de l'enfant, obligations de la famille, ces deux termes sont réciproques et ont la même limite; ils commencent et finissent en même temps. Cette réciprocité d'obligations et de besoins trace rigoureusement les devoirs et les droits. Partout où il y a un besoin, il y a un droit, il y a un devoir correspondant. Cette mutualité, étendue à toute la famille humaine, établit le droit social, forme la vraie science de l'économie politique, elle constitue le seul titre incontestable de propriété.

En effet, l'obligation de satisfaire le besoin de création donne aux sociétés comme aux familles le droit d'en préparer les moyens; elle leur donne par conséquent le droit de posséder et de transmettre ce que l'on possède, la possession étant le moyen le plus efficace de satisfaire les besoins de création.

Je sais que, par ce temps de déception et de doute, tout le monde cherche et propose, pour sauver la société qui se meurt, des mécanismes de son invention, qu'on appelle des solutions! Faut-il s'en plaindre? Non! il faut au contraire voir là une impulsion providentielle. Car il est impossible qu'une discussion lente, mais continue, qui pénètre peu à peu les masses (1), n'entraîne pas enfin les peuples vers la vérité du droit, terme méconnu, mais der(1) Fides ex auditu.

nier terme de nos destinées sociales. Les révolutions ellesmêmes qui s'opèrent sont de suprêmes efforts du genre humain pour découvrir les vraies conditions de sa vie, pour les définir exactement et s'y soumettre.

Il en est des peuples comme des corps élastiques: violemment comprimés, ils sont sans énergie; un peu détendus, ils commencent leurs mouvements, et continuent sans interruption leur travail jusqu'à ce qu'ils se brisent ou qu'ils occupent tout l'espace que comporte leur nature. Depuis l'origine du monde jusqu'à nos jours, les révolutions sociales n'ont jamais été tentées que chez les nations et par les classes dont le principe de vie avait conservé une partie de sa vigueur; car je n'appelle pas révolution sociale le bruit que fait un trône qui s'écroule. Il y a loin de la convulsive agonie d'un peuple qui se meurt à l'impétueux élan d'une nation qui se précipité dans l'avenir.

L'antiquité païenne ne connut jamais une révolution de principes; les deux tiers du genre humain, réduits par l'esclavage à l'état de bêtes de somme, maudissaient, mais ne raisonnaient pas leur sort (1). L'autre tiers raisonnait le sien, mais non d'après les lois de la justice. Pour conserver ce qu'il avait, il s'assimilait à tout prix ce qu'il n'avait pas, en marchant dans le sang, à travers les décombres et les solitudes que faisaient le glaive et le feu. fl y eut des partis, des projets d'agrandissement, mais point de but moral. Le système des conservateurs modernes est une idée essentiellement païenne; leur morale ne dépasse pas la matière; s'ils recherchent l'alliance de l'idée chrétienne, c'est comme les matelots qui, dans la tempête, in

(1) Non sunt tàm viles quàm nulli. (ARISTOTE.)

voquent la Madone, sauf à oublier bientôt dans l'orgie et leurs prières et leurs engagements.

Le malheur des peuples est partout venu de ce que le parti qui a eu la force et l'intelligence a toujours été une force absorbante, et s'est fait la part du lion. Les excès de la démocratie elle-même ne sont pas effacés par ceux des plus mauvais jours de l'aristocratie ou de la monarchie. Le simple citoyen de Sparte, se jouant de la vie des esclaves, ne me paraît pas moins cruel qu'Héliogabale ou Jean de Leyde. Qu'importe le nombre des victimes, quand on trouve dans les acteurs des tragédies humaines le même goût du sang? Le nombre n'est plus qu'un accident qui dépend des circonstances. C'est moins aux faits que je m'arrête qu'aux principes qui les engendrent, quoique les faits irrévocablement accomplis pour les générations qui en ont été victimes ou témoins doivent servir à instruire et à préserver les générations futures. L'avenir est moins menacé par le souvenir des monstruosités de Néron que par la contagion des détestables maximes de Malthus. Si la barbarie doit se perpétuer sous toutes les formes de gouvernement, qu'importe que nous nous entr'égorgions pour fixer la forme politique du nôtre? Qu'importe que nous vivions dans l'état de nature, ou plutôt de contre-nature, au milieu des bois, si nous sommes encore assez insensés et assez pervers pour nous y dévorer mutuellement? Sı vous avez du goût pour la vie sauvage, pourquoi combattez-vous la barbarie?

Le gouvernement direct par le peuple pourrait être excellent, s'il était praticable. Mais un gouvernement ne peut pas être conçu sans une direction et un pouvoir. La négation de tout pouvoir ou l'an-archie générale cou

perait court aux difficultés de formes, sauf à laisser peutêtre quelque embarras dans le fond. Une telle théorie serait tout au plus applicable à l'un des mondes qui sortirent si nombreux et si beaux de l'ingénieuse et féconde imagination de Fontenelle. Quant à celui que nous habitons, il faut bien le prendre tel que Dieu l'a fait, mais lui laisser la liberté que son architecte lui a donnée, et le garantir de l'oppression et des excès qui ont trop longtemps marqué par la douleur toutes les phases de son existence, et fait de sa marche à travers les siècles un perpétuel Golgotha.

Je ne m'arrêterai point, pour le moment, aux diverses théories gouvernementales enfantées par l'esprit des hommes. On n'invente pas un système social. Nos théories appliquées à l'œuvre de Dieu! Il faut, en vérité, que le genre humain ait un souffle bien puissant d'immortalité pour avoir survécu à tant d'expériences tentées sur lui depuis six mille ans. Reconnaissons donc enfin qu'il existe un droit naturel, inaliénable, imprescriptible, indestructible, éternel. Qui oserait nous en disputer la possession? La pensée humaine n'est-elle pas libre? Et qui peut avoir le droit de mettre à son expansion une barrière infranchissable quand elle suit le cours de la loi divine? Que la matière renonce donc à résister à l'action de l'esprit. L'autorité des lois est nulle sans la vérité; le droit de l'autorité est en Dieu; le mensonge n'est pas en Dieu : donc, une autorité sans vérité est une autorité sans droit; et d'ailleurs, je l'ai déjà dit, l'autorité n'est que le pouvoir de faire le bien (1). Or, il n'y a que le bien qui ne soit point un mensonge, une négation.

Il faut, dira-t-on, que chacun sacrifie une portion de sa (1) Minister Dei ad bonum.

liberté et de ses droits à la société. Je prends la proposition inverse, et je suis dans le vrai. Il faut que la société assure à chacun l'exercice de tous ses droits, de toute sa liberté. La garantie de la liberté pour chacun est la garantie de l'ordre pour tous. Il est impossible qu'il y ait un désordre social sans qu'il y ait pression injuste contre quelqu'un, gêne quelconque dans l'exercice de sa liberté. Si donc vous dégagez la liberté individuelle de toute pression, vous délivrez la société de tout désordre. Une société qui restreint les droits naturels enfreint la volonté divine et assume sur elle le crime et la responsabilité de toutes les altérations de la nature humaine résultant de cette infraction. Le terrible anathème Væ mundo n'a pas d'autre origine. J'ai tort d'appeler anathème une parole du Christ: le Christ ne maudissait pas, il peignait : Væ mundo n'est que le tableau fidèle de la société; une collection d'hommes, en effet, comme tout individu sensible, sortie des lois de sa nature, ne peut être que dans un état violent et malheureux. Cet état de violence et de douleur, qui l'a causé? Je ne le sais pas; le Christ le sait l'Evangile tout entier est un sublime et pathétique plaidoyer en faveur de ceux qui semblent oubliés dans la combinaison sociale. Le Christ n'eût pas dit Bienheureux sont ceux qui pleurent, si ceux qui pleurent eussent été les grands coupables de la société.

La société ne peut pas être un contrat; nous ne naissons pas en vertu d'un contrat. Nous apportons notre constitution toute faite en naissant. J'ai toujours regardé l'idée de contrat comme le rêve d'une imagination qui n'a pas saisi le vrai principe des choses. Qui jamais a songé à donner un contrat aux plantes, aux animaux, aux fleuves, aux

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