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nos publicistes les plus populaires que des théories qui ne peuvent même pas s'élever jusqu'à l'intelligence du souverain bien, de l'amour général, qui est la justice; la plupart ont considéré l'amour du bien privé ou l'intérêt comme l'unique mobile des actions humaines, livrant ainsi le sort des hommes à une force dominante ou au despotisme, car l'amour de l'intérêt privé ne néglige jamais l'exercice d'aucune de ses forces, et il absorbe toutes les forces inférieures. C'est le retour au détestable esprit de l'ancienne civilisation.

L'abolition partielle de l'esclavage n'est pas, comme on l'a dit, le triomphe du christianisme, mais le commencement de l'action de l'idée chrétienne relevant le genre humain de sa chute. Malgré l'incessante et universelle action de cette idée, l'homme cède encore au courant personnel, et les sociétés restent profondément altérées. Que dirait-on de la moralité d'une population chez laquelle des assassins commettraient le meurtre sur les places publiques sans exciter l'indignation générale? Je traversais, dans ma jeunesse, une petite ville où venait d'avoir lieu une exécution capitale. Les habitants, hommes et femmes, enfants et vieillards, jouaient, en riant, avec l'instrument ensanglanté du supplice. Le bourreau monte sur les degrés de l'échafaud, et adresse ces paroles à la rieuse multitude: « On a eu grand tort de me faire venir de loin >> pour remplir mes terribles fonctions; il n'en est pas un >> parmi vous qui ne s'en fût mieux acquitté que moi. » Le bourreau seul me parut être humain. Il y a des gouvernements qui permettent encore la traite des nègres, d'autres qui la voient sans en souffrir; en quoi diffèrent-ils de ce peuple qui riait en voyant du sang? Quand les

hommes auront recouvré la plénitude de leur sens moral, une injustice ne sera plus possible, à plus forte raison le trafic infâme de leurs semblables. L'humanité ne sera heureuse que lorsqu'elle sera rentrée dans la loi de sa nature.

La plénitude de la vie des êtres créés est l'exercice adéquat de leurs rapports, l'entier, le naturel développement des conditions de leur existence. Les individus et les peuples s'éloignent donc de la plénitude de la vie au même degré qu'ils s'éloignent de la vérité absolue, et je n'aurais pas besoin d'avoir étudié l'histoire pour connaître toutes les douleurs du genre humain, du moment que je sais qu'il n'a pas observé la loi d'équation des rapports, ou la loi de sa nature. Un architecte a-t-il besoin d'attendre le fait pour annoncer la chute d'un édifice dans la construction duquel les lois de l'équilibre ont été violées? La loi d'équation ou d'équilibre dans les rapports des hommes n'a été que peu ou point appliquée à la législation des peuples. Aussi que de changements, que de variations dans les lois, que d'annexes et de suppléments on a été obligé de leur donner! Ce sont des édifices qui manquent d'aplomb et qu'il faut étayer sans cesse. Pourquoi cette loi d'équation est-elle si peu appliquée? Parce qu'au lieu de rapporter leurs affections au souverain bien comme au centre de la vie, les peuples aussi bien que les individus les rapportent aux biens particuliers, à l'orgueil personnel; chacun veut être le foyer, le centre, le moteur, le dieu de son petit monde. Que si l'on nous parle de cette justice exacte et mathématique, nous invoquons nos dieux particuliers, notre divinité propre, nos dieux domestiques, nós dieux lares et protecteurs. Ce sont surtout ces dieux, qui représentent

nos désirs mesurés à nos intérêts, que nous ne voulons pas perdre. Faut-il s'étonner que nos sociétés soient ce que serait le monde matériel, ce que deviendrait le divin ensemble de l'univers, le cours majestueux des astres, la succession régulière des saisons, si la loi d'équation n'était pas mieux observée dans le monde physique et aveugle, sous l'œil de Dieu, qu'elle ne l'est dans le monde moral et intellectuel, sous la main des hommes?

Tous les êtres sont soumis à des lois appropriées à leur nature, ou plutôt les lois des êtres sont le jeu même et le ressort de la nature. Rien de ce qui doit les conduire à leur destination ne leur manque, et tout ce qu'ils ont reçu leur est nécessaire. La somme des biens est adéquate à celle des besoins, la somme adéquate des biens et des moyens qui conduisent les êtres à leur vraie destination forme l'équilibre de l'univers, elle est la loi de l'universelle harmonie, la loi divine. Tout, dans l'univers, marche régulièrement à sa destination, à l'exception de l'homme seul, qui, étant libre, a substitué l'erreur à la vérité, le bien propre au bien universel, sa volonté à la loi morale ou à la volonté divine, comme si un homme, même le plus extraordinaire, comme si un empire, même le plus puissant, pouvait être le moteur du monde. J'appelle cette substitution du bien privé au souverain bien l'erreur traditionnelle. Cette erreur à eu quatres sources principales les religions, les législations, les philosophies et les aberrations des passions; quatre puissances qui ont pour but d'arracher l'homme à son orbite, pour le jeter et le maintenir dans leur propre attraction.

CHAPITRE VI.

RELIGIONS.

Videbitis in Babylonia deos aureos, et argenteos, et lapideos, et ligneos in humeris portari, ostentantes metum gentibus. Videte ergo ne et vos similes efficiamini factis alienis, et metuatis, et metus vos capiat in ipsis. (BARUCH, VI, 3 et 4.)

I

L'erreur date de l'origine du monde, l'orgueil l'appela sur la terre en substituant le bien particulier au souverain bien. Au lieu de chercher son bonheur dans la perfection de son être ou dans l'harmonie de ses rapports, l'homme aspira à une essence supérieure à la siennè; il voulut être souverain Dii eritis. Depuis Adam, l'humanité n'a jamais pu se départir de ce vou impuissant dont l'expression est, à chaque page de l'histoire, marquée par le crime et le malheur. C'est ainsi qu'après la tempête on voit longtemps le sillage de la foudre ou l'abîme creusé par le torrent. Cet orgueil qui s'est insinué dans la raison, et qui l'a rendue envahissante, n'est pas parvenu à absorber la nature divine; mais, grand Dieu! qu'il a dévoré de générations humaines! que de chaînes! que de gémissements! que de sang répandu! L'humanité entière, dans toute l'étendue. des siècles, ne fait entendre qu'un long cri de douleur. Déroulons, pour l'instruction de l'avenir, les tristesses du passé.

II

L'empire de l'erreur a deux ères bien marquées dans l'histoire du monde : la chute d'Adam et la Tour de Babel.

Dieu lui-même a jeté un voile impénétrable sur les vices des hommes antediluviens. Ce voile tomba sur eux avec la justice céleste qui les enveloppa; mais nous savons que dès les premiers temps on distingua les enfants de Dieu, c'est-à-dire ceux qui conservèrent l'harmonie de leurs rapports naturels, et les enfants des hommes, c'est-à-dire ceux qui cherchèrent la fin dernière de leurs vœux et de leur bonheur dans la créature.

Les enfants de Noé se groupèrent autour de Babel, monument gigantesque de leur persévérance dans l'orgueil originel. Ils ne se répandirent sur les autres parties de la terre que lentement et quand les générations poussaient les générations. Sem avait dressé ses tentes en Asie; Cham et Japhet y dressèrent aussi les leurs. Pendant une période de treize siècles, l'Asie fut tout le monde; l'histoire ne sortit pas des limites de l'Asie (1). C'est du sein de ces. peuplades qu'un lien commun de vénération rattacha longtemps à Babel, même après leur éloignement, que l'idolâtrie prit son essor. L'Orient, berceau du genre humain, fut aussi le berceau de l'erreur. Le sabéisme et l'androlâtrie, nés de l'union des mêmes passions et des mêmes intérêts, y vécurent ensemble.

Le premier acte d'idolâtrie fut un acte d'androlâtrie. Le premier désir de l'homme fut d'être dieu. Ne pouvant être le Dieu de la nature, il voulut être et il devint le dieu de ses semblables.

III

La Chaldée, le plus ancien empire du monde, est aussi le premier empire qui reçoit la tradition altérée. Là, des

(1) Histoire du Monde, par Henry et Charles de Riancey.

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