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construisant les oiseaux pour voler et les poissons pour se balancer dans les mers, en peignant les fleurs des couleurs les plus riches et les plus variées, en creusant dans les nuages le sillage éclatant de la foudre, en ouvrant les cratères des volcans, en établissant, enfin, l'ordre et l'harmonie dans l'ensemble de l'univers, Dieu a été notre premier maître; il nous a tracé, comme un précepteur indulgent, chacune des lignes que nous avons à former; sans cesse au-dessus de nous, il nous invite à nous lancer dans la voie sans fin du progrès et de la perfection; en laissant notre génie saisir quelques-unes des merveilles qui nous environnent, il nous provoque, il nous anime et nous guide, comme l'aigle, voltigeant autour de son aire, marque bien chaque mouvement de ses ailes, afin d'instruire ses jeunes aiglons et de les conduire avec lui au-dessus de la région des nuées: sicut aquila volitans, it provocans pullos suos ad volandum.

Marche! marche donc, esprit humain! tu ne marches jamais assez vite, tu ne prends jamais un essor assez élevé! Timida sunt cogitationes hominum. Il te faut des siècles pour faire faire un pas à la science, aux arts, à la morale, et tu ne vis qu'un jour, et les générations passent avec rapidité, en blasphemant mon nom: est-ce là une occupation digne de ta haute destinée, digne de l'amour de ton Créateur?

Mais les progrès de l'humanité, récompenses de ses louables efforts, en prouvant à l'homme le privilége intellectuel dont il est doué, lui prouvent aussi sa dépendance. Il n'imite que ce qu'il voit, il ne modifie que les formes des êtres sa science n'est que le résultat de l'observation; et c'est environné de l'éclat de ces faits qu'il nierait sa valeur

objective, sa puissance de rapports avec les êtres externes!

Il n'y a dans l'homme de subjectif que le sens intime et ses facultés. Leur exercice est nécessairement objectif. La vertu, comme la grandeur de l'esprit, dépendent du choix des objets sur lesquels ils s'exercent.

La philosophie, ne pouvant expliquer les rapports des esprits, nie la pluralité des esprits. L'ignorance de la philosophie peut-elle infirmer l'évidence du fait irréfragable, primitif, permanent, indestructible de la croyance du genre humain en Dieu et en l'individualité personnelle? Peutelle infirmer le fait de l'existence des rapports entre les hommes et le fait de leur croyance à ces rapports? Peutelle infirmer l'évidence du fait invariable, uniforme du sens intime par lequel chaque homme croit invinciblement à sa personnalité propre et bien distincte? Non-seulement il y croit, mais il la sent, et ce sentiment fait le prix de sa vie. Il n'est pas un homme qui confonde son existence avec l'existence de Dieu ou d'un autre homme.

Nous ne formons pas un vou, nous n'avons pas un désir qui ne soit un témoignage de la valeur objective de notre volonté et de notre intelligence.

IV

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Mais, disent les panthéistes, connaître est une opération intérieure, une forme de l'entendement. Sans doute : donc, Dieu et les êtres créés étant les objets de votre connaissance, il vous est impossible de nier la valeur objective de votre intelligence.

Voir est une forme de notre être; ôtez les objets externes, il vous reste la faculté de voir, mais le fait de la vue

n'existe pas. Otez la lumière externe, vous ne voyez plus. La faculté de voir est interne, mais la substance qui nous inonde de ses lumières est externe. Ainsi, la faculté de connaître est interne, mais la substance spirituelle qui éclaire notre entendement est externe. Plus nous recevons de ces rayons de lumière, plus notre intelligence est éclairée. L'intuition est un phénomène, et il n'y a point de phénomène sans substance. L'intuition prouve invinciblement le sujet voyant; mais voici l'étrange raisonnement, assez difficile toutefois à traduire, par lequel Kant s'efforce d'établir l'identité des phénomènes, sans reconnaître la substance, qu'il nie simplement, parce qu'elle n'est pas l'objet d'une intuition sensible. Une substance simple et spirituelle peut-elle être perçue de la même manière qu'une substance composée et matérielle? Non, dit Kant. Niez donc aussi la pensée et le vouloir, car yous n'avez une intuition sensible ni de la pensée ni du vouloir, et cependant vous êtes forcé d'admettre leur existence.

Voici le raisonnement de Kant: Une pensée existe avant la pensée subséquente, et la pensée subséquente à la première est antérieure à la pensée troisième. L'âme qui existait dans la première pensée n'existe déjà plus dans la seconde. L'âme de la seconde pensée est une chose entièrement nouvelle. Il en est de même de la troisième pensée, de la quatrième, et ainsi de suite. Donc l'âme n'est pas un sujet permanent. Mais comment est-il possible que l'àme se croie toujours la même ? La chose est trèssimple, ajoute notre philosophe. La première pensée communique le mouvement à la seconde, la seconde à la troisième. Rien ne reste identique, et toutefois la conscience de l'identité reste toujours. Ainsi, dit-il, « une boule élas

tique qui heurte une autre boule en ligne droite lui commu nique tout son mouvement, et partant tout son état (en ne considérant que leur position dans l'espace). Admettez maintenant, par analogie avec ces corps, certaines substances se transmettant réciproquement les représentations semblables. La première communique son état et la conscience de son état à la seconde, celle-ci son propre état, plus celui de la substance précédente à la troisième, et ainsi de suite. La dernière aurait conscience des états de toutes les substances précédentes, comme de sa substance propre, parce que état et conscience de ces états, tout lui aurait été transmis. Cependant elle n'aurait pas été la même personne dans tous les états. »

La boule élastique transmet son mouvement; mais la boule se transmet-elle elle-même ? Y a-t-il transsubstantiation de boule? Non. Donc ce qu'on appelle improprement une conscience transmise n'est pas une conscience propre, c'est simplement la connaissance d'une autre conscience. S'il en était autrement, par cela seul que nous aurions conscience des actes d'autrui, nous porterions la conscience d'autrui, ce qui serait plus que la solidarité fraternelle, plus que l'assurance mutuelle de M. E. de Girardin, ce qui serait le panthéisme dans le fait. Heureusement, le fait connu de tout le monde est un éclatant démenti à cette bizarre théorie.

Kant lui-même le reconnaît, lorsqu'il dit : Nous nous jugeons nous-mêmes fatalement, c'est-à-dire que l'identité du moi est pour nous un fait de conscience nécessaire. Pourquoi donc, philosophe superbe, ce dédain pour le vulgaire, quand, par une confession authentique, vous arrivez vous-même à l'idée commune, à l'idée vraie, par là

même qu'elle est commune et invincible? Les âmes sont distinctes comme les consciences; donc nous ne formons pas un tout unique et substantiel. Que devient alors le panthéisme? Et remarquez que Kant, timide dans sa présomption, ne nie pas d'une manière absolue la valeur objective de l'âme; il invente la raison pratique. Cette raison pratique se met en rapport avec les êtres externes, et son rapport avec la raison théorétique est tout naturel; mais cette plaisante invention ne diminue pas les rapports, elle les multiplie. Rapport de la raison pratique avec les êtres externes, rapport de la raison théorétique avec la raison pratique, tous ces rapports sont-ils pour vous les objets d'une intuition sensible?

Je vais plus loin. L'âme qui transmet est ou spirituelle et simple, ou matérielle et composée. Si elle est spirituelle, tous les mouvements, toutes les pensées, tous les phénomènes lui sont communs. Si elle est simple, pourquoi mettez-vous autant d'âmes que de boules élastiques, puisque plusieurs substances simples forment chacune une unité et ne sauraient jamais former un tout composé? Si la substance est matérielle et composée, vous ne parviendrez pas à avoir un sujet, à former un jugement. Il est impossible, en effet, de former un jugement dès que les deux termes sont répartis entre deux éléments séparés; et la raison pratique n'apparaît que comme un embarras de plus, que comme une contradiction à votre théorie, ou, si vous l'aimez mieux, que comme un voile sur votre honte. C'est la feuille de figuier dont se couvre Adam après la conscience de sa faute. La théorie de Kant est le point de départ du panthéisme actuel. C'est Kant qui a rompu le charme, comme dit M. Proudhon, et on voit à quelle conséquence

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