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les journaux ont célébré la conversion de M. Thiers. La voix de M. Thiers est celle de l'habile enchanteur qui endort l'aspic et laisse le lendemain à son étonnement et à ses périls. On admire le retour de cet esprit éminent, on veut l'imiter; mais cette émulation est comme le désir dans un rêve, elle est sans objet. A quel Dieu ira-t on avec M. Thiers? Est-ce au Dieu fatalité, au Dieu hasard, au Dieu auteur ou au Dieu laissant faire et souffrant les choses? Je crois que c'est au Dieu propriété.

Il est bien édifiant d'exciter notre zèle, d'arracher nos hommages pour ce Dieu, car le brillant Alcibiade, qu'il a doué de toutes les facultés à la fois, aura une manière d'être bien différente de celle du crétin, de l'idiot goîtreux de la vallée d'Aoste. Mais cette manière d'être constitue le besoin vrai; le besoin vrai constitue le droit; il n'y aura donc que très-peu de droits pour le crétin. Le Dieu hasard, le Dieu fatalité les réserve tous au brillant Alcibiade. Si vous doutez, crétins, de la fatalité de votre sort, M. Thiers étendra encore plus sa vue (1), il ira de l'homme au cheval et au chien; du cheval et du chien à la taupe, au polype, au végétal; puis, acceptez votre sort, car il irait encore plus loin, il irait au chêne et à la fougère; vade ad formicam, ô piger. Il y a une classification entre l'homme et le cheval, le chien, la taupe, le polype, le végétal, et il n'y aurait pas une classification entre le brillant Alcibiade et le crétin! Crétins ou idiots goîtreux, résignez-vous à votre sort; vous-même, divin Homère, allez mendier votre pain, ne murmurez pas! Et vous, Christophe Colomb, ne montrez pas une seule fois l'empreinte de vos chaînes sur ces bras glorieux qui viennent d'ouvrir un nouveau monde; trou(1) Thiers, de la Propriété, page 45.

peaux d'esclaves, vile multitude, étouffez vos gémissements, M. Thiers a étendu sa vue, et il augure des faits visibles les volontés de Dieu, de Dieu hasard ou fatalité. <<< Il était bon, dit le Constitutionnel, que les défenseurs de la société, au premier rang desquels s'est placé M. Thiers, imitassent l'ardeur des faux philosophes; car ces faux philosophes ont perverti bien des esprits et trompé bien des âmes. » Voilà le pontife du Dieu fatalité qui vient nous apprendre que les facultés inégales, mesure de nos droits, étant l'œuvre de Dieu, Dieu est aussi l'auteur de l'inégalité de nos droits, puisqu'il est l'auteur de l'inégalité de nos forces. Mais si les forces musculaires et les forces intellectuelles se mesurent pour se disputer l'honneur de mieux servir le Dieu propriété, eh bien! n'y a-t-il pas un Dieu hasard ou un Dieu fatalité pour décider de la victoire? Les faits visibles sont toujours l'expression de ses volontés. «< Il était temps, comme dit le Constitutionnel, de trouver un talent élevé, ung science profonde, une expérience consommée, pour rendre, comme le fait M. Thiers, à la simple et éternelle vérité son charme, sa puissance, sa nouveauté. »

Voici une de ces éternelles vérités : « Ou machine ou Dieu, tel serait l'être qui ne se tromperait pas (1). » Mais ne serait-il pas les deux en même temps, puisqu'on peut appeler Dieu fatalité? Or, qu'y a-t-il de plus fatal qu'une aveugle machine? Et, d'ailleurs, que deviendrait l'unité dans la variété, si, en dévenant machine, l'homme cessait d'être Dieu? Ce fatalisme odieux domine si bien la pensée de M. Thiers, qu'il déduit l'inégalité des hommes de l'inégalité de l'humble fougère et du chène superbe (2); et s'il est

(1) Thiers, de la Propriété, page 154.

(2) Idem, ibid., page 45.

vrai, comme le dit M. Cousin, que Dieu ne peut pas ne pas avoir à un degré infini toutes les facultés qu'il nous donne (1), comment toutes nos lois ne seraient-elles pas fatales sous l'empire du Dicu fatalité ?

Mais laissons M. Thiers s'expliquer lui-même : « Je vois >> les chênes eux-mêmes, quelques-uns plus heureux, que » la terre, la pluie, le soleil ont favorisés, qui ont grandi >> entre tous, puis entre eux un plus heureux encore qui a » échappé au fer du bûcheron ou aux éclats de la foudre, » et qui élève au milieu de la forêt sa tête majestueuse. » L'empereur Claude, tout imbécile et païen qu'il était, avait un instinct plus généreux, plus digne du christianisme et de l'humanité: « Mes lieutenants, disait-il, ne doivent pas m'avoir obligation comme si je satisfaisais leur désir de se voir élevés c'est moi qui leur suis obligé de ce qu'ils m'aident à porter le fardeau du gouvernement. » Il y a loin de cette belle maxime à l'idée d'abjection que M. Thiers conseille à la multitude.

« Je me dis, ajoute M. Thiers pour achever son tableau >> et son parallèle, que ces inégalités furent probablement » la condition de ce plan sublime qu'un grand génie (2) a » défini: l'unité dans la variété et la variété dans l'u» nité (3). » M. Thiers néglige les données métaphysiques (4), mais il accepte celles que lui présente l'amitié. En vérité, il ne pouvait faire un choix plus favorable à sa thèse. Il fait honneur à M. Cousin, qui s'en explique du reste fort clairement (5), de cette pensée : l'unité dans la

(1) Introduction.

(2) M. Cousin.

(3) Propriété, page 46.

(4) Ibid., page 20.

(5) Cousin, Fragments philosophiques, deuxième édition, p, 23 et 24.

variété. Bon procédé d'amis! mais les Albigeois et les routiers revendiquent, après bien d'autres, l'honneur de la priorité sur M. Cousin. Les hussites partirent de ce principe lorsqu'ils entreprirent d'extirper avec le feu et le glaive tout luxe des vêtements, la paresse elle-même; c'était pour eux un devoir de morale et de piété, et ce devoir prit sa source la plus sainte dans une sorte de pantheisme, suivant lequel tout est émane de Dieu (1) (unité dans la variété). L'unité de substance doit logiquement conduire à l'égalité de condition, sauf les crétins qui manquent des moyens de s'élever à la hauteur de l'unique loi de la nature, le plaisir. Le crétinisme, c'est le péché, puisque le crétinisme seul nous éloigne de notre unique loi. M. Proudhon avait déjà dit : « Le péché, c'est la misère. » Qui n'admirerait l'à-propos avec lequel M. Thiers réfute M. Proudhon? Unité dans la variété, unité d'attraction, c'est-àdire le plaisir, sont les deux axiomes de M. Thiers. Ces deux unités une fois affirmées, il faudrait que l'homme fût terriblement crétin pour ne pas briser tout ce qui s'oppose à son plaisir, son unique loi, son seul devoir, puisqu'il est sa plus grande manifestation divine : en ne le brisant pas, il manquerait à son devoir de morale et de piété. S'il n'est pas idiot, il trouvera dans les principes de M. Thiers cette deduction de M. Proudhon: La propriété par principe et par essence est immorale, car la propriété entre les mains d'autrui contrarie notre unique loi de nature: le plaisir. Conséquemment, le code qui, déterminant les droits des propriétaires, n'a pas réservé ceux de la morale (ou de la loi unique de notre nature, ce qui est la même chose), est un code d'immoralité,... et la justice instituée pour protéger

(1) Matter, Histoire de l'Église chrétienne, tome 11, p. 515 et suiv.

le libre et paisible abus de la propriété, la justice qui ordonne de prêter main-forte contre ceux qui voudraient s'opposer à cet abus, qui afflige et marque d'infamie quiconque est assez osé pour prétendre réparer les outrages de la propriété, la justice est infâme (1). Cela est évident, puisque la justice contrarie l'unique loi de la nature humaine, le plaisir. Le crétin et l'idiot restent dans le péché, mais Alcibiade en sort avec éclat. Donc le crétin et l'idiot sont les seuls pécheurs, puisqu'ils sont les seuls qui n'obéissent pas à la loi de nature. Dieu a fait des crétins et des idiots pour qu'il en résultat des différences dans la manière d'être des individus (2). Cessons d'être pauvres, nous cesserons d'être des idiots. Comme le brillant Alcibiade, nous accomplirons adéquatement la loi unique de la nature, le plaisir celui qui accomplit la loi n'est pas dans le péché; donc le péché, c'est la misère et le crétinisme. M. Thiers et M. Proudhon, qui disent la même chose, ont obtenu tous les suffrages. L'un a obtenu les suffrages de la bourgeoisie, l'autre ceux des socialistes. Quant aux moyens d'arriver à la richesse, ils sont tous bons. Les faits visibles sont les volontés de Dieu, les lois de la création. En effet, une variété de l'unité n'est qu'un mode d'être de cette même unité, et à ce titre tout ce qui paraît est toujours la volonté de Dieu. Si Dieu est tout, ce qu'il y a dans chaque homme, intelligence et volonté, âme et corps, est substantiel à Dieu, et l'homme n'a ni ne peut avoir de supérieur. C'est bien l'avis de M. Thiers, puisqu'il affirme qu'il est le propriétaire incontestable de son corps et du principe qui l'anime.

(1) Système des contradictions économiques.

(2) Propriété, page 44.

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