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Rapide, mais admirable expression de la tradition des siècles, douloureux aveu de notre impuissance! Comment l'homme ne serait-il pas mobile au milieu des contradictions des pensées humaines?

M. de Girardin est, je crois, peu chrétien; il pourra le devenir, et je suppose que le germe de la foi est dans son âme, car il n'a craint ni le fer ni le feu quand il en a été menacé générosité naturelle sans le mobile d'une espérance éternelle. Il est arrivé à cet âge où la tristesse qu'ins pirent les événements, les déceptions de la vie et l'insuffisance des biens sensibles conduisent l'homme au scepticisme quand ils ne le conduisent pas à l'héroïsme de la foi. Ce mélange a produit quelque chose de prodigieux dans son existence. Le scepticisme n'a pas éteint le feu de son âme sa générosité s'est arrêtée aux faits de la vie sociale; et si elle ne s'est pas élevée au ciel, elle a embrassé l'humanité entière; à ce point de vue, il a été presque chrétien. Fénélon disait J'aime mieux mon pays que ma famille, j'aime plus l'humanité que mon pays. Et le mot de l'Évangile J'aime Dieu par-dessus tout, est le dernier mot de la logique. Le bruit qui s'est fait autour de M. de Girardin ne l'a pas inquiété. Le monde chrétien ne lui pardonne pas son scepticisme; les écoles exclusives, et elles le sont toutes, ne lui pardonnent pas l'étendue, l'ampleur naturelle de ses vues. Dans ces écoles, les initiés sont condamnés à défendre les choses mêmes qu'ils désapprouvent. M. de Girardin n'était pas homme à subir ce joug. Il est, que l'on me passe ce mot, d'une tolérance universelle, et c'est là la vraie logique du scepticisme. Le sceptique ne voit pas, il ne peut pas voir le mal dans une théorie; il espère y trouver peut-être la vérité. Le sceptique de bien

voit le mal dans les faits. M. de Girardin n'a pas été tolėrant à l'égard de ce mal, car toujours on l'a accusé d'être un homme d'opposition. Mais je ne l'ai jamais vu en faire à celui qui était tombé; je ne l'ai jamais vu accablant le malheur. Ce trait a captivé mon estime.

M. de La Guéronnière me disait un jour: «< On vante l'esprit de M. de Girardin, et on a raison; mais M. de Girardin est surtout et avant tout un homme généreux. » Ce mot est vrai. Comme tous les sceptiques, M. de Girardin a cherché et il cherche encore la vérité. On lui a reproché la mobilité de ses opinions! Quel est donc l'homme, quelle est la doctrine qui, en dehors du point fixe de la foi, reste immobile? De la cognoissance de cette mienne volubilité, j'ay par accident engendré en moi quelque constance d'opinion... Aultrement, je ne me saurais garder de rouler sans cesse. Ainsi, par la grâce de Dieu, me suis-je conservé entier, sans agitation et trouble de conscience, aux anciennes créances de nostre religion, au travers de tant de sectes et divisions que nostre siècle a produites (1). L'homme immobile est un homme sans vie. «Nous sommes d'autant plus libres, disait Cicéron, de choisir une opinion, que nous ne connaissons pas la vérité. » Cette disposition de l'âme m'a paru si droite, que je n'ai pas d'autre procédé, je l'avoue, dans tout ce qui ne touche pas à ma foi. L'homme inique est celui qui impose comme une loi son doute ou sa négation, qui étreint ou qui absorbe son semblable. M. de Girardin a-t-il une seule fois montré une vue contraire au développement de la perfection humaine? On lui a fait un reproche du bien qu'il a dit de saint Vincent de Paul; et c'est là précisément le témoignage d'une justice désintéressée, d'une conscience. (1) Montaigne, Essais, tome 11, page 239.

sans cesse à la recherche de ce qui est le plus utile à l'humanité. La généralité a toujours paru dans ses vues. Pourquoi M. de Girardin ne rattache-t-il pas ses théories au ciel? Elles y tiennent par leur essence même. Ainsi, sa théorie d'assurance est sublime, et elle est neuve par l'originalité de l'expression; elle est éminemment chrétienne, elle est l'expression de ce fameux passage: Mandavit unicuique de proximo suo. Elle est la solidarité universelle que j'adopte, parce que je suis chrétien, et que je défendrai avec toute l'énergie de mon âme. Le principe d'assurance est dans la nature; il est dans l'Évangile, il est dans tous les actes du vrai chrétien et de tout homme généreux. Quel est donc celui qui n'est pas l'assureur de son compagnon de route, de son voisin, d'un étranger, d'un ennemi exilé ou proscrit? De combien d'hommes, de provinces, de royaumes, saint Vincent de Paul, un simple chrétien auquel on ne fait pas assez attention, ne fut-il pas l'assureur? Qui ne sait les services qu'il rendit à la Pologne et à la France? Qui ne sait qu'en Irlande il déconcerta la tyrannie de Cromwell? La lâcheté publique et l'adulation des courtisans appelèrent Cromwell un protecteur; mais la naïve candeur des peuples appelle Vincent de Paul un saint. Oh! que tout ce qui touche au ciel est pur! D'assureur à auteur, il n'y a pas loin. Seulement l'assureur conserve le bien qui existe; l'auteur donne l'être. Dieu est l'auteur, mais il est aussi le conservateur et l'assureur de tout bien. Le père est l'auteur de la vie de ses enfants, il en est aussi l'assureur. Le pouvoir social n'est pas l'auteur de la vie des hommes, il en est, ou il devrait en être l'assureur. C'est là toute ma pensée.

Quant au pouvoir spécial, république, empire, monar

chic, que m'importe le nom? c'est l'assurance, c'est la chose qu'il me faut.

La théorie de M. de Girardin a un caractère d'universalité que l'on ne saurait trop louer éliminer l'arbitraire, conserrer l'universel. Mais, c'est le catholicisme dans le droit politique! c'est évidemment la vérité sociale Pourquoi cette vue magnifique et sûre vient-elle se perdre dans des contradictions?

La théorie de M. de Girardin pèche par la base. Elle manque de sanction morale. L'autonomie universelle n'est pas le bien universel, elle n'est que la volonté générale. La volonté générale recherche souvent un bie particulier contraire au bien universel; alors la volonté générale est criminelle. Cela est incontestable; car la recherche d'un bien particulier ne peut pas s'éloigner du bien universel sans s'éloigner au même degré de la vérité. La volonté générale d'Athènes, le suffrage universel condamne Aristide à l'exil: cette volonté générale est coupable. Pourquoi? Parce qu'elle est contraire au bien universel; ce n'est donc pas la volonté humaine qui représente la justice. Donc c'est la vérité, et la vérité morale seule, qui sert de terme de comparaison au bien particulier, et qui en détermine la justice ou le vice, en déterminant la nature de son rapport avec le bien universel. Le bien ou le mal dépend de l'essence des choses et nullement de la mobile volonté des hommes. Donc la vérité morale est l'unique fondement de la théorie sociale. Sans cela vous arriverez avec J.-J. Rousseau et M. Proudhon à la négation de la société ou à la monstrueuse absurdité de la justice conventionnelle, qui aboutira toujours et nécessairement à l'apothéose de César.

L'autonomie, c'est la guerre ou l'esclavage; c'est le meurtre d'Abel, de Rémus; c'est le fratricide perpétuel.

<< Si le meurtre s'appelle le mal, quel nom doit-on donner >> à la guerre (1)? »

L'on doit penser de la guerre ce que l'on pense des meurtres particuliers, en multipliant par leur puissance et les meurtres particuliers, et les larmes, et les douleurs, et les torts qui en résultent, jusqu'à ce que l'on soit parvenu à l'expression de la somme des maux causés par la guerre. La loi morale n'a pas de complaisance pour la force. Notre bassesse est son unique piédestal (2).

M. de Girardin pressent ce double inconvénient, car il invoque la loi de l'Évangile, et s'il ne supprime pas, en vrai mennonite (3), le magistrat civil, il réduit sa puissance à l'action administrative. Je distingue à peine la différence qu'il y a entre administrer et gouverner, à moins que l'on ne confonde dans l'idée, comme ils ont été trop souvent confondus dans les faits, le gouvernement et la domination. Le gouvernement est dans l'essence des êtres;

(1) La Politique universelle, page 5.

(2) Exiguo enim conceditur misericordia: potentes autem potenter tormenta patientur. Non enim subtrahet personam cujusquam Deus, nec verebitur magnitudinem cujusquam ; quoniam pusillum et magnum ipse fecit, et æqualiter cura est illi de omnibus: fortioribus autem fortior instat cruciatio. Ad vos ergo, reges, sunt hi sermones mei; ut discatis sapientiam, et non excidatis. (De lib. Sap. cap. VI.)

(3) Menno, né en 1496 à Witmaarsum en Frise, chef des anabaptistes appelés mennonites. Charles-Quint comprit les mennonites daus ses édits de proscription, et la tête de Menno fut mise à prix. Un jour qu'il voyageait sur un chariot de poste, la maréchaussée se présente à la voiture et demande si Menno y est. Celui-ci demande lui-même à chaque voyageur s'il a connaissance que Menno soit au nombre des passagers; après avoir reçu de tous une réponse négative, il répond : Ils disent qu'il n'y est pas, et il échappa ainsi par sa présence d'esprit an danger. (Feller, Biographie universelle. Voir article MENNO.)

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