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deur dépend de la grandeur de l'idée avec laquelle il s'identifie. C'est ce qui explique comment notre déchéance est le déplacement, partant le désordre dans nos affections. L'homme a passé du bien de l'esprit au bien de la chair, du bien intelligible au bien sensible. Il s'est fait matière, préférant au souverain bien le dernier des biens. Ce trait est visible, surtout chez les enfants, qui commencent par aimer les corps. Assurément cet amour n'est ni dans l'ordre des idées de Dieu ni dans le plan primitif de notre création; notre nature est une nature intelligente et supérieure à tous les biens sensibles. En vain voudrions-nous essayer de nier la fausseté de notre position, nous la sentons, elle se trouve au dedans de chacun de nous : nos inclinations, comme une pesanteur sans lois, nous emportent où nous ne voulons pas aller. Nous conservons de notre état primitif tout juste ce qui est nécessaire pour apprécier le malheur de notre état actuel (1).

Dans ce siècle fécond en théories extravagantes comme en révolutions stériles, on a voulu, pour expliquer l'homme, établir sa dualité et son autonomie. Le moment de montrer l'absurdité de ces systèmes n'est pas venu. Je remarquerai seulement que Jean-Jacques Rousseau n'était guère plus raisonnable, lorsqu'il affirmait que le citoyen vertueux était celui qui conformait sa volonté à la volonté générale. L'abnégation individuelle n'est pas autre chose que le suicide moral. A ce compte, Job, dans la terre de Hus; Loth, à Sodome; Mardochée, à la cour d'Assuérus; saint JeanBaptiste, à celle d'Hérode, n'auraient eu aucune vertu! Aristide et Socrate auraient été de mauvais citoyens d'A

(1) Ma grandeur apparaît au sein de ma misère.

(Traduction de Derzavine par Eichoff.)

thènes. Il faudrait flétrir la dignité de Thraséas à Rome, au milieu du sénat avili et tremblant sous l'œil de son maître. Il faudrait repousser comme un scandale la sublime réponse de Thomas Morus, prié par ses amis de partager l'opinion du roi, du peuple et du parlement anglais, et payant de sa tête l'honneur de son courage et de son refus!

Dans un siècle de corruption et d'avilissement général, l'office de la vertu fut de proscrire la doctrine de l'affranchissement universel et de condamner à mort son auteur, qui rompit en visière avec l'orgueil et la cupidité du siècle! Il ne manquait plus que des autels et l'apothéose aux déicides! La conséquence d'un faux principe ne peut pas être poussée plus loin dans les faits. Ce sera aussi le dernier terme de mes déductions. Je ne veux point autrement anticiper. Mon unique but dans ce chapitre a été d'établir, comme point de départ et comme point d'appui, que l'humanité est déchue, puisqu'elle est, en dehors de tous ses éléments, dans un état convulsif et violent; que cette altération se retrouve dans la vie sociale comme dans la vic individuelle, dans les formes de gouvernement, dans l'esclavage des peuples qui n'a fait que changer de nom, dans l'éternel brigandage qu'on appelle la guerre, dans les religions, qui toutes, à l'exception du christianisme, ont eu les mêmes origines, les mêmes rites, le même objet; dans les théories et les systèmes philosophiques, où quelques vérités difficiles à discerner, et pour le discernement desquelles on n'a aucune règle de certitude, sont à peine mêlées à mille extravagances; dans la corruption des peuples et surtout dans l'impuissance où l'homme est de se relever par lui-même. Je crois cette démonstration complète, absolue, irréfragable, et j'espère établir avec la même évidence,

la même irréfragabilité, que le dogme de la déchéance aboutit, dans l'ordre des idées sociales, à l'idée de l'affranchissement universel par la réhabilitation individuelle, comme, dans l'ordre des idées religieuses, il a abouti à l'idée de la rédemption universelle par la sainteté personnelle. Levabit signum in nationes, et congregabit profugos (1).

(1) Isaïe, 11, 12.

CHAPITRE III.

OBJECTIONS: OPINIONS DIVERSES.

Quæ sursum sunt sapite.

Ad. Coloss., C. III, v. 2.

I

<< Aux prêtres catholiques d'enseigner et de démontrer >> l'existence de la Trinité, du péché originel, » dit M. E. de Girardin (1).

Soit! mais cette question peut-elle rester étrangère au publiciste? Non. Car que veut le publiciste? Définir la condition sociale convenable à l'homme; il est donc nécessaire que le publiciste commence par étudier profondément la nature de l'homme, s'il veut lui indiquer le milieu qui lui convient. Placé à ce point de vue, combien M. E. de Girardin n'eût-il pas rendu de services à la cause de l'humanité? Esprit éminent et positif, il est trop peu soucieux des abstractions métaphysiques; il poursuit sans relâche la réalisation de la perfection idéale, et néglige de s'élever à l'origine des choses; comme si l'on pouvait trouver ailleurs que dans leur type primitif l'idéal des êtres! Quæ sursum sunt sapite.

M. E. de Girardin fait plus qu'aucun homme du monde usage de la parole, et il n'y attache de prix qu'autant qu'elle se formule dans les faits; nė pour l'action, il est condamné à la seule action de la parole dans un temps où, selon son expression, nous n'avons plus que la liberté du

(1) La Politique universelle, page 3.

silence; d'une persévérance invincible à poursuivre l'ordre dans les faits, il est d'une mobilité inouïe autour de tous les faits, parce qu'il ne trouve l'ordre dans aucun; il blàme ce qui est, parce que ce qui est n'est jamais ce qui devrait être; il indique la faiblesse d'un ressort principal dans la machine sociale lorsque tout le monde applaudit à l'heureux début de sa marche; mais si, le ressort brisé, la machine s'arrête; si, de l'imminence d'une confusion générale, paraît devoir surgir une catastrophe, alors il fait entendre sa voix comme un passager expérimenté et courageux, au moment suprême où, le pilote emporté par la tempête, les efforts communs et le sang-froid peuvent encore sauver le navire et l'équipage. Tel est M. de Girardin. L'Europe n'a point oublié ce mot, sublime à la veille d'une conflagration générale : « Confiance! confiance! » Le navire, précipitamment radoubé, reprend sous un nouveau pilote sa marche incertaine, M. E. de Girardin prédit encore qu'il n'ira pas loin, et il entend sans se troubler les reproches adressés à ses anciens avertissements et à sa sécurité réparatrice. Il peut se taire quelquefois, mais il ne dira bien que quand ce sera bien. Ce bien, où le trouver?

Qu'est-ce que la philosophie? demanda-t-il un jour. La philosophie, quand elle parle à des enfants, s'appelle fastueusement la lumière des lumières. Mais son flambeau vacillant s'éteint au souffle de l'âge viril. Ce feu estant éraporé, tout à un instant, comme de la clarté d'un éclair, mon âme reprend une aultre sorte de vue, aultre état et aultre jugement (1).... Pascal, après Montaigne, a dit : Nous n'estimons pas que la philosophie vaille une heure de peine (2).

(1) Montaigne, tome 11, page 328.

(2) Pascal, tome 11, page 233, édition de 1804.

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