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l'immensité de son cœur, qui satisfasse la double condition de durée et d'étendue à laquelle il aspire. On dirait que les êtres mêmes auxquels il s'est donné lui reprochent, à leur manière, le tort qu'il a eu d'abandonner Dieu pour eux. Aussi tout, jusqu'à la peine qui accompagne notre faute, nous révèle une intelligence veillant tendrement attentive sur nous.

La tristesse est le verbe de notre déchéance; nous n'arrivons à rien de grand sans un triomphe constant et douloureux de notre personne. Il suffit de voir agir l'homme pour être certain qu'il est sorti de ses lois. Comme tous les peuples de l'antiquité, l'individu ne trouve le salut que dans l'expiation; ce n'est qu'en s'immolant pour ainsi dire soimême par un douloureux et permanent sacrifice qu'il pe parvenir à la science, à la gloire, surtout à la vertu. Aussi l'imagination des anciens poëtes avait-elle placé les sept têtes de l'hydre à l'entrée du jardin des Hespérides. L'école qui enseigne la possibilité du bonheur idéal sur la terre méconnaît la nature humaine et l'incurable infirmité dé l'esprit et de la matière. Le plus homme est celui qui triomphe le plus de lui-même; mais combien en est-il? Les grandes joies comme les grandes douleurs sont également funestes à notre nature brisée. Diodore meurt de honte, Chilon (1) meurt de joie, et Racine ne survit pas à un regard sévère de Louis XIV. Une profonde douleur nous frappe d'une muette stupidité; c'est la fable de Niobé :

Par les malheurs en rocher endurcie.

(1) Diodore n'avait pu répondre à une objection qui lui avait été faite en public. - Chilon, l'un des sept sages de la Grèce, mourut de joie entre les bras de son fils, qui venait de remporter une victoire aux jeux olympiques.

L'intelligence de l'homme, comme un flambeau près de s'éteindre, ne se ranime qu'à la lumière externe, et le plus léger souffle suffit pour l'anéantir. « Ne vous étonnez pas >> s'il ne raisonne pas bien à présent une mouche, c'en >> est assez pour le rendre incapable de bon conseil (1). » Le cœur et les sens sont plus facilement emportés encore, car la vertu se perd plus vite que l'intelligence.

La déchéance de l'homme explique tous les événements du monde, elle explique aussi le désir constant et universel d'en changer le cours. En effet, ce n'est que dans les conditions de leur nature que les êtres trouvent leur force et la régularité de leurs mouvements. Supposez une planète violemment enlevée à son centre de rotation; ses parties voleront en éclats, se briseront contre les corps qu'elles iront ébranler par leur choc désordonné, ou se heurteront les unes contre les autres, entraînées, tantôt par leur propre poids que rien ne règlera, tantôt par des forces étrangères auxquelles elles se seront aveuglément unies, mais portant toujours avec elles le désordre et la preuve de leur déviation.

N'est-ce pas là l'image de l'humanité? Arrachée dès l'origine à son centre d'impulsion, qu'est-elle devenue? Tous ses mouvements ont été irréguliers, elle s'est montrée insatiable de vices et de cruautés, et cette pente, qui l'entraîne à tant d'excès, prouve surabondamment que la force qui l'emporte est sans règle et sans point d'appui. Je ne sais quel goût de sang s'est emparé d'elle. Depuis que l'homme a été déclaré mortel, il semble qu'il n'ait voulu

(1) Pensées de Pascal, 3, 9. Montaigne avait dit avant Pascal : «Quand l'esprit est empêché à part soi, le moindre bourdonnement de mouche l'assassine.» (Essais, 3, 13, page 159.)

être qu'un instrument de mort. C'est dans la mort que se résument ses vengeances, son ambition, ses iniquités et ses justices; ses passions, ses vices, ses crimes et ses vertus. L'arrêt qui le frappe est si fatal, que l'homme ne peut faire rien qui ne le conduise à la mort. Les ailes du plaisir l'y portent, et plus sûrement encore que les foudres de la guerre. Le premier né d'Adam verse le sang de son frère. Ce sang d'un frère rougit le ciment de la terre, comme il devait rougir le fondement de la ville fameuse (1) qui, pendant des siècles, imposa ses lois et son joug à l'univers. Hélas! en quelque partie du monde que se lève un homme, l'épée à la main, c'est toujours contre un frère, je veux dire contre une partie de lui-même qu'il se lève. Tout vent de guerre, de quelque partie de l'horizon qu'il souffle, révèle un vœu fratricide et des âmes déjà subjuguées par le vice, que ce vice s'appelle ambition sauvage, amour de la gloire ou attrait de la volupté. Toute l'Asie s'agite et se perd pour la passion qu'inspire une femme adultère (2). Ladislas, roi de Naples, ne peut profaner un lit virginal qu'en renversant les remparts de Florence, qu'en écrasant les habitants sous les pieds de ses chevaux, et la ruine de la ville est résolue. Alexandre le Grand pleurait à chaque victoire de son père. Il n'aurait donc plus de soldats à conduire en personne à la mort; il ne lui resterait plus ni provinces à ruiner ni villes à détruire! L'imbécillité humaine a salué du nom de héros le misérable qui formait de tels vœux. C'était un héros, parce qu'il désolait le monde avec des soldats; mais le pirate qui n'infestait que

(1) Fraterno primi maduerunt sanguine muri. Paridis propter narratur amorein Græcia barbarico lentè collisa duello.

(2)

......

(HORACE.)

quelques côtes, avec des complices, était un brigand. Ce brigand, du moins, établissait l'égalité du droit de destruction.

La poursuite des biens inférieurs est notre loi suprême; l'antagonisme est au bout de cette loi, et la vie des hommes est mise à bas prix. Il n'y a pas seulement abaissement dans nos affections, il y a interversion complète. On hait Dieu, et, par une conséquence naturelle, on hait les hommes. L'art de nous égorger est celui que nous estimons le plus. Lorsqu'on peut répandre du sang, on ne demande rien au droit; l'audace fait la justice. Le vulgaire suppose les motifs les plus sérieux et les plus nobles chez les capitaines renommés, et ce sont presque toujours les raisons les plus futiles et les plus honteuses qui les font agir. Le plus admiré des conquérants riait plaisamment en jouant la vie de 500,000 hommes livrés à sa fortune.

Parce qu'Antoine est charmé de Glaphyre,
Fulvie à ses beaux yeux me veut assujétir.

Aime-moi, me dit-elle, ou combattons. Mais quoi?

Elle est bien laide! Allons! sonnez, trompettes (1).

Épuisons les forces des deux parties du monde. « La mesme raison qui nous faict tancer un voisin dresse entre les princes une guerre; la mesme raison qui nous faict fouetter un lacquay, tumbant en un roi, lui faict ruyner une province; pareils appétits agitent un ciron et un éléphant (2). »

Louis XIV critique la régularité des fenêtres du Louvre;

(1) Épigramme composée par Auguste, conservée par Martial, épig. 20, 1. II, v. 3 et seq., et traduite par Fontenelle.

(2) Montaigne, Essais, t. 11, page 191.

il faut lui chercher une occupation plus sérieuse. Le ministre sera délivré d'une royale importunité, mais l'Europe sera en feu. Une plaisanterie de Frédéric II contre le cardinal de Bernis et madame de Pompadour amène la bataille de Rosbach et la défaite du maréchal de Soubise. Cromwell reçoit l'ordre de débarquer du navire qui le conduit en Amérique; la famille des Stuarts est perdue, et la nation anglaise subit la honte du protectorat. Une parole piquante de Marie-Antoinette au duc d'Orléans fait de cet honnête homme le sauveur des droits du peuple, et la France voit les fureurs de 93 (1). Vraiment, ne dirait-on pas que l'homme a été créé pour obéir passivement, soit qu'il serve Antoine poursuivant Cléopâtre, soit qu'il seconde Alexandre faisant assassiner Parménion, ou tuant de sa main Clitus, qui lui avait sauvé la vie? Les Hottentots ontils donc bien tort de ne vouloir ni penser ni raisonner, la pensée étant, suivant eux, le fléau de la vie, sans doute parce qu'elle est le miroir de nos humiliations?

En se séparant de l'être infini, origine et centre de l'harmonie, l'homme a penché vers le néant. Là a été son malheur comme son iniquité. Sa grandeur et sa raison ont été diminuées proportionnellement à l'infériorité du centre auquel il s'est attaché, car il est objectif; il lui faut une idée, une parole externe dont il se nourrisse, et sa gran

(1) Je ne prétends point incarner la révolution dans un homme. La révolution est la marche de l'idée, et d'une idée que je ne crois pas humaine. Mais l'odieux des circonstances qui se groupent autour de l'idée et en compromettent la marche; les meurtres, les ruses, les perfidies, les crimes, les vengeances, l'insatiable ambition, sont bien le fait de l'homme, et ce n'est que cette part que chaque homme a jetée dans la balance des destinées humaines que je lui attribue ici en syncrétant son caractère propre et historique.

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