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moindre stabilité dans leurs jugements, il ne l'est pas moins de les faire renoncer aux superfluités nuisibles et aux plaisirs coupables de la vie, afin que tous puissent jouir du nécessaire. C'est le vœu de la nature; ce n'est pas celui des passions humaines. Nous nous éloignons si énergiquement des lois propres à notre nature, qu'il est difficile de déterminer si c'est la privation du nécessaire ou une richesse insolente et facile qui a ouvert aux individus et aux peuples le plus profond abîme. Les uns se dégradent dans la misère, les autres dans les excès. Le résultat est le même.

Un égoïsme aveugle et universel règne dans les sociétés modernes, comme pour montrer la profondeur des racines que le vieux culte idolâtrique a laissées dans le cœur humain. De là des révolutions continuelles, tantôt au nom de la liberté, tantôt au nom de l'ordre, comme si l'ordre et la liberté pouvaient exister sans amour, l'amour sans abnégation, et l'abnégation en présence d'un seul homme souffrant de la faim, du froid, de l'insalubrité de son logement, ou trouvant dans une misère inévitable une cause presque nécessaire de dépravation. Un tel ordre est le désordre. Il n'est point une faute isolée, un accident; il est tout un système, une logique de destruction: il est nécessairement dans les entrailles de toute théorie qui ne peut pas concorder avec le système divin.

Je ne reconnais donc qu'un seul droit social, le besoin qu'ont les hommes de s'aider mutuellement pour atteindre la cause finale de leur existence.

Ainsi défini, le droit social est divin; il est un besoin de création. La mutualité découle comme conséquence première du droit social. J'entends la mutualité appliquée au bien; car, appliquée au mal, elle sort du droit divin:

la destruction est l'antithèse de l'autorité. On appelle auteurs ceux qui nous donnent la vie. L'autorité est donc, par essence, féconde, vivifiante. Jusqu'ici, néanmoins, elle avait été communément regardée comme le droit de domination. On disait : « L'autorité de Néron détruisant Rome.» J'aimerais autant dire: La santé conduisant au tombeau. Sanglante antithèse! vieux ferment païen dont on n'a jamais bien dégagé l'élément chrétien, même dans les États du monde moderne! Louis XIV disait : « L'État, c'est moi! >>>

L'autorité est la cause efficiente du bien. Elle est pour celui qui est au premier rang le devoir d'être l'appui, l'auteur, en un mot, de la vie des faibles (1). Tertullien ne voyait dans l'autorité que l'idée de domination, que l'élément païeh; il n'avait qu'une notion vulgaire du pouvoir, lorsqu'il demandait si un chrétien pouvait être César et si César pouvait être chrétien. Qu'est-ce qui eût donc empêché un chrétien d'être le ministre de Dieu pour le bien? Saint Louis fut le plus grand roi qui se soit jamais assis sur un trône, dit Hume, historien anglais et protestant. M. Proudhon confirme ce jugement. L'exemple de saint Louis prouve que le meilleur chrétien peut être aussi le meilleur César. L'idée chrétienne et l'idée païenne sont séparées, dans la vérité du droit social, par un abîme sans fond. Pourquoi ne pas distinguer leur caractère dans les notions de l'esprit humain? Il y a entre elles la distance du néant à la vie, de l'abrutissement de l'esclavage à la plénitude de la personnalité individuelle par la liberté. La liberté le Christ a affirmé que lui seul pouvait nous la

(1) Dei enim minister est tibi in bonum. (PAUL. ad Rom., c. XIII, v. 4.)

donner (1). L'idée chrétienne, en effet, nous affranchit également et du joug de nos passions subversives et de la domination humaine, seuls éléments de destruction. Tel est le sens de ce texte si précis de l'Évangile ; « Vous savez » que les princes des nations les dominent, et que ceux >> qui sont les plus grands exercent le pouvoir sur les au>> tres; il n'en sera point ainsi parmi vous. Quiconque >> voudra devenir le plus grand sera votre ministre, et >> celui qui voudra être le premier sera votre serviteur (2). >> D'après notre définition du droit social, cette donnée divine sur la nature du pouvoir est évidente. En effet, celui qui entreprend d'aider tous les faibles à atteindre la hauteur de leur destinée, est le serviteur de tous; et celui, aucontraire, qui abuse de la force que lui donne son rang élevé pour fouler l'homme déjà abattu, n'est ni son serviteur ni l'auteur de sa vie; il en est le destructeur. Destructeur, auteur, destruction, autorité, sont des termes qui forment un contraste complet; c'est le contraste de l'idée païenne et de l'idée chrétienne.

Le caractère essentiel et fondamental de la société est dans la solidarité. L'homme est-il né pour la société? Oui. Donc, il est né solidaire. Si un de mes semblables est tombé dans la mort morale ou dans la mort matérielle. sans que j'aie rien fait pour le sauver, je suis responsable devant la loi morale (3). C'est dans l'essence de la nature

(1) Non liberi eritis nisi vos Filius hominis liberaverit.

(2) Scitis quia principes gentium dominantur eorum : et qui majores sunt, potestatem exercent in eos. Non ita erit inter vos; sed quicunque voluerit inter vos major fieri, sit vester minister; et qui voluerit inter vos primus esse, erit vester servus. (MATTH., c. xx, v. 25, 26, 27.)

(3) Dans l'antique législation de l'Égypte, « celui qui voyait un homme attaqué par des assassins et ne le sauvait pas, lorsque la chose

humaine et dans la dépendance même de l'homme qu'il faut chercher l'origine de la solidarité et le motif de nos devoirs. Tel n'a pas été le point de départ des philosophes, des législateurs et des utopistes, depuis Minos jusqu'à M. Proudhon. Au lieu d'appliquer ce qu'ils ont connu des. lois éternelles de l'ordre aux besoins généraux et essentiels. de l'homme, qui se révèlent les mêmes chez tous les individus, ils l'ont appliqué à une position purement factice et conventionnelle. L'esclavage était nécessaire à la société comme l'avait conçue Platon, et la justice de cette société, rayon de la justice éternelle pourtant (1), ne regardait pas les esclaves. Toutes les sociétés païennes, atteintes du même vice radical, ont nécessairement abouti au même résultat. En vain la conscience humaine protestait contre cet outrage à la nature; l'intérêt l'emportait sur l'équité. L'esclavage était défini le droit des nations contre la nature. La vérité religieuse ne pouvait pas rectifier les erreurs sociales, puisque chaque divinité du paganisme était le symbole d'une dégradation humaine. La victoire de l'orgueil sur la vérité du droit était complète; il y avait interversion entière dans l'ordre des idées. L'homme ne venait pas de Dieu; les dieux, au contraire, étaient créés à l'image de l'homme; et l'homme, en pétrissant ses dieux, avait eu soin de leur donner, surtout, une large part de ses vices. L'idée religieuse, funeste contre-épreuve de

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était en son pouvoir, était condamné à mort. » (DIOD. de Sic., liv. 1, C. LXXVII.)

(1) Lex est ratio summa, la loi est la raison suprême. (Cic., de Leg., 1, 6.) Cette définition de la loi est empruntée aux Stoïciens: Chrysippe disait : « La loi est la droite raison qui pousse au bien et détourne du mal. La loi est la règle du juste et de l'injuste. » (Apud Martianum, Dig., L. 1, tit. 3, § 2.)

l'idée humaine, était donc impuissante à retirer l'humanité de l'abîme d'abjection où elle était tombée.

On voit renaître aujourd'hui d'une manière très-sensible cette tendance au paganisme. Chaque homme se fait un Dieu à sa guise et le modelle à son image. Le vindicatif l'arme de la foudre; et, s'il lui conserve une existence trinitaire, c'est sous le symbole d'un hideux instrument de destruction. L'orgueilleux châtie la vile multitude, comme Xerxès fouettait les flots de la mer quand elle ne lui était pas favorable : la foule des hommes et les grains de poussière ne sont qu'une même matière diversement modifiée. Aussi, chaque progrès de l'idée païenne fait-il faire un pas à la dégradation humaine, car le paganisme n'est autre chose que l'attribution à la créature de la force et de la puissance exclusivement essentielles au créateur. Le paganisme, c'est la souveraineté de l'homme. Lorsque l'esprit humain aura consommé cette audacieuse usurpation, on verra sortir du suprême avilissement de l'espèce je ne sais quel odieux émissaire de la souveraineté individuelle, chargé de venger tout à la fois et l'autorité de Dieu méconnue et la dignité de l'homme avilie; ainsi l'ouragan purifie l'air en ravageant la terre. La domination est la condition intrinsèque et absolue de la souveraineté. Ce n'est jamais sans pressentir le retour à l'esclavage ou sans prévoir les plus sanglantes catastrophes que j'entends faire à l'homme l'application du dogme de la souveraineté. Robespierre essaya de le mettre en pratique; mais, effrayé de son œuvre, il se hâta de proclamer l'Etre suprême. L'idée de souveraineté absolue, appliquée à la créature, blesse la conscience autant que la raison. La plupart des hommes ne l'admettent que par respect humain, transigent avec

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