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prit la place purifiée de l'ancienne. L'homme avait cherché sa grandeur et sa félicité en lui-même; le sacrifice était une abdication de lui-même, la réparation était ainsi adéquate, non au crime, du moins à l'intention qui l'avait commis.

C'était le moi humain qu'il avait élevé par un orgueil insensé; c'était le moi humain que par une abnégation absolue il immolait dans ses sacrifices. L'immolation d'un objet haï n'eût point été un sacrifice, parce qu'elle n'eût point été un déchirement, une séparation cruelle de ses affections, de ses joies, de son amour, un anéantissement du moi. Le sacrifice, n'étant pas l'antithèse, le contraste de l'acte d'orgueil originel, n'en eût pas été la réparation. Le contraire de l'usurpation, c'est l'abdication, non-seulement l'abdication du bien usurpé, mais l'abdication du désir, de l'aspiration usurpatrice. J'ai voulu m'assimiler l'honneur qui n'est dû qu'à vous, je renonce à mon propre honneur; j'ai voulu appeler votre divinité en moi, je renonce même à mon humanité; j'ai voulu mettre tout en moi, j'en arrache tout; j'ai méconnu vos droits, je m'immole dans tout ce que j'ai de plus cher.

L'homme commence par offrir à Dieu sur les autels les plus beaux fruits, les animaux domestiques, et, parmi ceux-ci, les plus doux, par turturum, aut duos pullos columbarum, tout ce qui symbolise l'innocence et l'amour; puis les animaux et les objets du plus grand prix, les bœufs, les éléphants, l'or, les diamants, tout ce qui symbolise l'intérêt. Mais bientôt le sacrifice des animaux les plus doux, ou des objets les plus précieux, n'est pas jugé un déchirement assez réel, une réparation efficace de l'usurpation humaine; il faut un sang plus pur, plus noble que

celui des animaux, celui du membre le plus cher à la famille. C'est Agamemnon faisant retentir sa tente de ses gémissements et de ses sanglots au moment où il va livrer Iphigénie pour le salut des Grecs (1); c'est Aristodème envoyant sa fille à la mort sur un oracle de Calchas; c'est Codrus s'immolant à Athènes, Curtius à Rome; c'est Moab offrant en holocauste son fils aîné. Et remarquez que ce n'est pas dans un moment de délire, dans l'effervescence du remords d'un grand crime, à des époques déterminées ou dans des lieux particuliers, que l'on cède à ce transport de sanguinaire désespoir; non, le besoin d'expiation poursuit l'humanité dans tous les lieux, à toutes les époques.

Les sacrifices humains se retrouvent partout. Nous en voyons l'usage enraciné chez les sauvages des plus lointains pays. Quelques-uns sont sans prêtres, sans chefs; jamais ils ne sont sans l'instinct, sans le besoin impérieux de réparation, sans sacrificateurs. Les sauvages diffèrent en tout des peuples civilisés; mais ils leur ressemblent par le besoin moral qui annonce le sentiment d'une disgrâce commune; ils se croient aussi sous l'empire d'une puissance irritée que le sang humain seul peut fléchir. Les Chaldéens et les Assyriens immolaient de nombreuses victimes humaines (2). Les monuments de l'Égypte prouvent que ce pays était livré à la même superstition. Le sceau des prêtres de Typhon représente un homme agenouillé, les mains liées et un couteau enfoncé dans la gorge. Le roi Busiris, ayant immolé douze étrangers, fut tué par

(1) Et casta inceste, nubendi tempore in ipso Hostia conciderit mactatu mæsta parentis.

(2) Lite-Live.

(LUCRET., lib. I, v. 99 et 100.)

Hercule, à qui il réservait le même sort, se proposant de l'offrir en holocauste à sa terrible divinité. On sait combien ces sacrifices atroces étaient familiers aux Grecs. Achille immole douze jeunes nobles troyens aux mânes de son ami Patrocle (1). Folyxène, fille de Priam, est immolée à la mémoire d'Achille. En Arcadie, ce sont de jeunes filles qui sont offertes en holocauste à Bacchus.

Trois cents Lacédémoniens et leur roi Théopompe sont immolés sur les autels pour mettre un terme à la disette.

Les Phocéens brûlaient des victimes humaines en l'honneur de Diane. Ces horribles sacrifices se retrouvent en Crète, en Chypre, à Rhodes, à Lesbos, à Ténédos, à Athènes; Thémistocle sacrifie en personne, sur son vaisseau, trois jeunes Perses à Bacchus Omestès (qui dévore les chairs palpitantes). Marseille, colonie grecque, avait une forêt consacrée aux sacrifices humains (2). Rome immolait des enfants mâles à Monia, mère des dieux domestiques. En 526, menacée d'une guerre avec les Gaulois, elle apaise les dieux en faisant enterrer deux personnes de chaque sexe dans le forum boarium (3). Sous le règne de César (708), deux hommes furent immolés par le pontife et par le prêtre de Mars (4). Carthage, oh! Carthage n'excite que de l'horreur (5)! Les parents vendaient leurs en(1) Homère.

(2) Lucain, Pharsale, III.

(3) Tite-Live.

(4) L'usage de faire battre des gladiateurs n'eut lieu, au commencement, que dans les cérémonies funèbres; il fut introduit à Rome, l'an 490, par deux frères du nom de Brutus. Une idée d'expiation présidait à ce sanglant usage comme aux sacrifices. Les gladiateurs ne combattirent d'abord que sur les tombeaux, afin d'apaiser les dieux inférieurs par l'effusion du sang.

(5) Gélon, tyran de Syracuse, et Théron, roi d'Agrigente, remportèrent en Sicile une victoire signalée sur les Carthaginois. Pendant

fants pour être égorgés sur les autels (1). Reine des mers, ville industrieuse, que révèle ce commerce affreux ? Ta croyance à l'altération originelle, et peut-être ton abdication de toute dignité humaine (2)!

Les Lacédémoniens se rendaient Diane favorable en fouettant de jeunes enfants jusqu'à la mort.

Les deux Décius cherchent dans les rangs ennemis une mort certaine, prix de la faveur des dieux (3).

Andromelech et Anomelech, dieux de Sépharvaïm, n'étaient touchés que par la vue des cendres de jeunes enfants brûlés en leur honneur.

Les Indiens ont, dans leurs livres sacrés, un chapitre qu'ils appellent le Chapitre sanglant. Il faut renouveler périodiquement les holocaustes humains pour apaiser là terrible divinité. Cette périodicité, qui ne justifie pas son origine par un événement particulier, prouve que les peu

toute la durée du combat, depuis l'aurore jusqu'à la nuit, Hamilcar, général carthaginois, fit jeter dans le feu une multitude de victimes humaines, et l'on pense qu'il finit par s'y jeter lui-même. (DIOD., XV.)

(1) Comme Agathocle, après avoir défait les Carthaginois, s'avançait sous les murs de Carthage, ils sacrifièrent deux cents enfants à Saturne. (Idem, xx.)

(2) Il est certain que la vente des enfants pour les sacrifices se concluait secrètement. La politique avait posé en maxime que les enfants des familles illustres étaient seuls agréables aux dieux.

La politique! c'est ainsi qu'on appelle cette infâme dureté qui, sous des dehors artificieux, sacrifie tout à l'avarice. A Lacédémone, elle livrait à la mort les enfants contrefaits. A Carthage, elle égorgeait sur les autels ceux qui auraient diminué, en le partageant, l'héritage de l'enfant privilégié d'une famille orgueilleuse. Les mœurs ayant été adoucies par l'action du christianisme, on se borna plus tard à envoyer les cadets de bonne majson au cloître ou à l'épiscopat. Le sacrifice du moins n'était pas sanglant, mais l'élément païen toujours vivace a étouffé en plus d'un lieu la justice et la vérité du Christ.

(3) Quæ fuit tanta deorum iniquitas ut placari populo romano non possent, nisi tales viri occidissent. (CIC., De nat. deorum, 1. 111, e. 6.)

ples de l'Inde ne perdent jamais de vue le souvenir de la faute première.

On ne lit pas sans horreur les formules de ces meurtres religieux. « Salut, Kali, Kali! salut, Dévi, déesse du ton>> nerre! Salut, déesse au sceptre de fer... Kali, Kali, Kali! >> Déesse aux dents terribles! Rasṣasie-toi, déchire, broie >>> tous ces lambeaux! Mets-les en pièces avec cette hache! >> Prends, prends! saisis! arrache! bois le sang à longs >>> traits! >> Les Chinois, au rapport de William Jones (1), immolent à leurs dieux des victimes humaines. Les Perses prophétisaient dans les cavernes consacrées à Mithra, en consultant les entrailles des hommes et des jeunes filles immolés à cette impitoyable divinité qui, touchée de l'humiliation des hommes, consentait à leur dire quelques paroles.

Xerxès sacrifie neuf jeunes garçons et neuf jeunes filles (2), non loin du fleuve Strymon. Amestris, malade, au rapport du même historien, fait enterrer vivants, en l'honneur du dieu qui habite sous terre, quatorze enfants des plus illustres familles de son royaume (3), pour sauver sa vie quelle compensation! Mais c'est toujours un hommage rendu à la divinité. L'homme s'immole à Dieu, seul moyen d'effacer le souvenir de sa rivalité : Dii eritis.

Nées en Asie, ces superstitions cruelles ont été introduites par les Kimris dans le nord et dans le midi de l'Europe. Dans les Gaules, les Druides offrent, au milieu des

(1) Asiat. research., 11, 578.

(2) Dans le lieu appelé les Neuf Voies. (HERODOTE.)

(3) Car ce genre de supplice est une coutume de la Perse. Je sais qu'Amestris, épouse de Xerxès, fit enterrer vivants, en l'honneur du dieu qui habite sous terre, quatorze fils des plus illustres familles de son royaume. (Id.)

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