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rique, et l'on vient tout récemment de rapporter de la Pensylvanie l'histoire de la chute du premier homme, telle, pour le fond, qu'elle est racontée par Moïse.

Le livre enfin le plus remarquable qu'ait produit notre dernière révolution, le Système des contradictions économiques, par M. Proudhon, à qui il ne manque qu'un peu plus de logique pour être le plus éminent catholique peut-être de notre époque, est un livre qui semble n'avoir été fait que pour montrer invinciblement ou la déchéance humaine ou l'impuissance divine. Cette seconde affirmation est celle qu'adopte M. Proudhon, mais elle est repoussée par le sens commun et par l'irréfragable décision de la conscience humaine. L'énormité de l'orgueil actuel me fait comprendre l'écart de l'orgueil dans une condition meilleure. Et cet écart de l'orgueil humain, l'univers entier l'a compris la mélancolique et mystérieuse Asie, le dur Africain, l'impassible habitant de l'Amérique, le sauvage enfant des forêts de l'Océanie, l'entreprenant Européen, tous les peuples nous présentent l'image de l'innocence et de la félicité assises au berceau du genre humain et souriant à l'humanité. L'humanité est souillée par une faute : l'innocence et la félicité disparaissent pour toujours de toutes les parties du globe, et il ne sort du sein des peuples qu'un écho répétant la félicité perdue et le malheur présent.

IV

Les mille voix du genre humain s'élèvent donc de tous les points du globe et attestent d'un concert unanime la déchéance de l'homme. Histoire, poésie, philosophie, tra

ditions, superstitions, mosaïsme et idolâtrie, mahométisme et catholicisme, tout la proclame.

De tant de religions différentes qu'il y a dans l'univers, il n'en est pas une seule qui n'enseigne notre déchéance. C'est peut-être le seul point qui soit commun à toutes. En sorte que si ce fait est faux, il n'y a pas une seule religion vraie sur la terre. Pour autoriser l'homme à prétendre qu'il est dans l'intégrité de sa nature, il faut renverser toutes les idées reçues; prouver qu'il est renfermé dans un cercle infranchissable d'erreurs, et que l'erreur dont il ne peut sortir est son état normal.

Une impression générale de terreur répandue sur toute l'humanité nous pénètre et nous persuade que le bonheur qui nous vient naturellement fait fausse route, comme la récompense accordée au criminel. Chaque événement prospère nous fait craindre en retour une peine vengeresse, et, pour désarmer le juste courroux du ciel, nous nous punissons souvent nous-mêmes de la félicité qui nous arrive, tant est profondément gravé dans nos cœurs le sentiment de notre indignité.

Sempronius fait brûler sur les autels les riches dépouilles qu'il a prises en Sardaigne. Paul-Émile offre à Mars et à Minerve le butin fait en Macédoine. Alexandre jette dans l'Océan indien ses vases d'or les plus magnifiques, et il offre à Thétis un océan de sang humain, égorgeant sur les autels des milliers de victimes pour se faire pardonner sa fortune sur les champs de bataille. Le tyran Polycrate se désespère parce que l'émeraude qu'il avait jetée à la mer, retrouvée dans le ventre d'un poisson, lui apprend l'inutilité de ses efforts pour se punir de son bonheur. Les Corybantes, les Ménades, imitės plus tard par

les mahométans, se déchiraient le visage et le corps pour apaiser le courroux du ciel. Telle était l'idée effrayante qu'ils avaient de la colère de leurs dieux. Ils prétendaient se les rendre propices par ces traitements barbares que les hommes, cependant assez cruels, n'infligeraient pas à leurs semblables. Des blessures, du sang, de honteuses mutilations, voilà leurs prières (1)!

La conscience d'un crime primitif est donc universelle, et il en est de même de la nécessité de l'expier. C'est sur cette double doctrine que se sont élevées les institutions religieuses de tous les pays; le sacerdoce n'a pas d'autre origine, et tous les cultes ont pour but, non pas de remercier le ciel, mais de l'apaiser. C'est plus qu'une tradition écrite que nous donnons ici, c'est une tradition marquée en traits sanglants et terribles. C'est l'origine et le développement des sacrifices. Les sacrifices se produisent comme une nécessité immédiatement après la faute du premier homme, et se perpétuent chez tous les peuples par une tradition immémoriale jusqu'au moment de la mort du Christ. Le sacrifice n'est pas une offrande, il est une immolation, un anéantissement en vue d'une expiation, et l'anéantissement d'un être identique autant que possible à l'être coupable. Cette idée conduit à l'effusion du sang (2). Que ne pouvons-nous ici récuser, comme un allégement à notre douleur, le témoignage de l'histoire

(1) Se ipsi in templo contrucidant, vulneribus suis atque sanguine supplicant. (SÉNÈQUE.)

(2) On attribuait à l'effusion du sang une si parfaite purification, que le coupable descendait nu dans une fosse profonde, recouverte d'une planche percée d'une foule de trous. Sur cette planche, on égorgeait un taureau ou un bélier, de manière à ce que le sang encore tiède jaillit sur toutes les parties du corps du pénitent. Saint

nous racontant le plus terrible et le plus incroyable des forfaits! Mais le doute n'est même pas possible. L'usage abominable et universel des sacrifices humains n'est que trop incontestablement établi. Tous les monuments attestent l'existence de ce révoltant usage (1).

Il a fallu certes l'ascendant d'une conviction bien vive et bien profonde pour déterminer, je ne dis pas un homme, je ne dis pas un peuple, mais le genre humain tout entier, à des actes qui répugnent à la nature et n'inspirent que l'horreur. Abraham, sur le point d'immoler son fils Isaac, nous fait frémir, et cependant les diverses nations nous ont représenté cet affreux sacrifice, non dans son symbole, mais dans sa cruelle réalité. Toutes, à la seule exception des chrétiens, ont immolé des victimes humaines sur les autels de leurs divinités; expiation universelle, conséquence d'une faute universelle, originelle.

Grégoire de Nazianze rapporte que l'empereur Julien se soumit luimême à cette bizarre et hideuse superstition.

Les Juifs immolaient le bouc émissaire. Les Grecs immolaient au dieu du jour des hécatombes choisies de taureaux et de chèvres près des rivages de l'Océan.

Qui ne connaît les tauroboles et les crioboles auxquels donnèrent lieu en Orient le culte de Mithra et dans le monde entier les hécatombes?

Placare et vituli sanguine debito
Custodes Numidæ deos.

(HORACE, livre 1.)

(1) A peine son sang coule et fait rougir la terre,
Les dieux font sur l'autel entendre le tonnerre;
Les vents agitent l'air d'heureux frémissements,
Et la mer lui répond par des mugissements.
La rive au loin gémit blanchissante d'écume;
La flamme du bûcher d'elle-même s'allume;
Le ciel brille d'éclairs, s'entr'ouvre, et parmi nous
Jette une sainte horreur qui nous rassure tous.

(RACINE.)

Ces sacrifices ont continué jusqu'à la mort du Christ; donc l'humanité, jusqu'à ce moment, ne s'est jamais sentie réhabilitée! En effet, quelle pouvait être l'efficacité réparatrice de moyens si coupables? Mais ces horribles essais d'expiation n'en montraient pas moins l'impression profonde, permanente du genre humain sur son état altéré; et quel homme oserait ne pas respecter l'impression la plus intime du genre humain, et la plus fortement inhérente à toutes les phases de son existence? Quel est donc l'esprit assez sain, la raison assez forte pour oser affirmer que le genre humain n'a été, pendant les six mille ans de son existence, qu'un malade imaginaire, usant par caprice et sans le sentiment de ses besoins du remède le plus violent? L'universalité de l'emploi de ces moyens et l'uniforme invariabilité de leur but prouvent invinciblement, malgré leur violence même et leur erreur, la rébellion originelle. Sans l'irrésistible, sans l'unanime conviction de cette faute, comment l'idée de destruction douloureuse serait-elle entrée dans l'esprit de tous les peuples, comme l'essence même de la réparation?

Voyez cet ambitieux courtisan : il s'abaisse d'autant plus devant son maître irrité, qu'il sent davantage l'énormité d'une ancienne infidélité découverte. Le procédé est dans la nature. Après sa chute, l'idée de sacrifice devait être naturelle à l'homme.

L'on voit que, partout, la victime expiatoire a été choisie, pure, chère au sacrificateur. Il fallait qu'en l'immolant elle fût comme une partie de lui-même, que son âme fût déchirée, que la souillure s'exhalât pour ainsi dire avec la douleur, qu'il y eût en lui quelque chose d'anéanti et de profondément humilié, que sa personnalité renouvelée re

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