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CHAPITRE XIV.

INSTINCT DE LA PATRIE.

Dɛ même que nous avons considéré les instincts des animaux, il nous faut dire quelque chose de ceux de l'homme physique; mais comme il réunit en lui les sentiments des diverses races de la création, tels que la tendresse paternelle, etc., il faut en choisir un qui lui soit particulier.

Or, cet instinct affecté à l'homme, le plus beau, le plus moral des instincts, c'est l'amour de la patrie. Si cette loi n'était soutenue par un miracle toujours subsistant, et auquel, comme à tant d'autres, nous ne faisons aucune attention, les hommes se précipiteraient dans les zones tem

pérées, en laissant le reste du globe désert. On peut se figurer quelles calamités résulteraient de cette réunion du genre humain sur un seul point de la terre. Afin d'éviter ces malheurs, la Providence a, pour ainsi dire, attaché les pieds de chaque homme à son sol natal par un aimant invincible : les glaces de l'Islande et les sables embrasés de l'Afrique ne manquent point d'habitants.

Il est même digne de remarque, que plus le sol d'un pays est ingrat, plus le climat en est rude, ou, ce qui revient au même, plus on a souffert de persécutions dans ce pays, plus il a de charmes pour nous. Chose étrange et sublime, qu'on s'attache par le malheur, et que l'homme qui n'a perdu qu'une chaumière, soit celui-là même qui regrette davantage le toit paternel! La raison de ce phénomène, c'est que la prodigalité d'une terre trop fertile détruit, en nous enrichissant, la simplicité des liens naturels qui se forment de nos besoins; quand on cesse d'aimer ses pa

rents, parce qu'ils ne nous sont plus nécessaires, on cesse en effet d'aimer sa pa

trie.

Tout confirme la vérité de cette remarque. Un Sauvage tient plus à sa hutte, qu'un prince à son palais, et le montagnard trouve plus de charme à sa montagne, que l'habitant de la plaine à son sillon. Demandez à un berger écossais s'il voudrait changer son sort contre le premier potentat de la terre? Loin de sa tribu chérie, il en garde partout le souvenir; partout il redemande ses troupeaux, ses torrents, ses nuages. Il n'aspire qu'à manger le pain d'orge, à boire le lait de la chèvre, à chanter dans la vallée ces ballades que chantaient aussi ses aïeux. Il dépérit, s'il ne retourne au lieu natal. C'est une plante de la montagne, il faut que sa racine soit dans le rocher; elle ne peut prospérer, si elle n'est battue des vents et des pluies: la terre, les abris, et le soleil de la plaine, la font mourir.

Avec quelle joie il reverra son toit de

bruyère! comme il visitera les saintes reli

ques de son indigence!

Doux trésors! se dit-il : chers gages, qui jamais
N'attirâtes sur vous l'envie et le mensonge,
Je vous reprends: sortons de ces riches palais,
Comme l'on sortirait d'un songe.

Qu'y a-t-il de plus heureux que l'Esquimaux dans son épouvantable patrie? que lui font les fleurs de nos climats auprès des neiges du Labrador, nos palais auprès de son trou enfumé? Il s'embarque au printemps avec son épouse, sur quelque glace flottante'. Entraîné par les courants, il s'avance en pleine mer sur ce trône du Dieu des tempêtes. La montagne balance sur les flots ses sommets lumineux et ses arbres de neige; les loups marins se livrent à l'amour dans ses vallées, et les baleines accompagnent ses pas sur l'Océan. Le hardi Sauvage, dans les abris de son écueil mobile, presse sur son cœur la femme que Dieu lui a donnée, et trouve avec elle des

11. Voyez Charlevoix, Histoire de la Nouv.-France.

joies inconnues, dans ce mélange de voluptés et de périls.

Ce Barbare a d'ailleurs de fort bonnes raisons pour préférer son pays et son état aux nôtres. Toute dégradée que nous paraisse sa nature, on reconnaît, soit en lui, soit dans les arts qu'il pratique, quelque chose qui décèle encore la dignité de l'homme. L'Européen se perd tous les jours sur un vaisseau, chef-d'œuvre de l'industrie humaine, aux mêmes bords où l'Esquimaux, flottant dans une peaude veau marin, se rit de tous les dangers. Tantôt il entend gronder l'Océan qui le couvre, à cent pieds au-dessus de sa tête; tantôt il assiège les cieux sur la cime des vagues: il se se joue dans son outre au milieu des flots, comme un enfant se balance sur des branches unies, dans les paisibles profondeurs d'une forêt. En plaçant cet homme dans la région des orages, Dieu lui a mis une marque de royauté : « Va, » lui a-t-il crié du milieu du tourbillon, « je te jette nu sur la terre; mais afin que, tout misérable que tu es, on

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