Page images
PDF
EPUB

toutes parts, les combattants se joignent, se saisissent, s'entrelacent. Ils se plongent au fond des gouffres, se roulent dans les limons, remontent à la surface de l'eau. Le fleuve taché de sang se couvre de corps. mutilés et d'entrailles fumantes. Rien ne peut donner une idée de ces scènes extraordinaires, décrites par les voyageurs, et que le lecteur est toujours tenté de prendre pour de vaines exagérations'.

Rompues, dispersées, pleines d'épouvante, les légions étrangères, poursuivies jusqu'à l'Océan, sont forcées de rentrer dans ses abîmes, afin que, désormais utiles à nos besoins, elles nous servent sans nous

nuire'.

Ces espèces de monstres ont quelquefois révolté la sagesse de l'athée; ils sont pourtant nécessaires dans le plan général. Ils n'habitent que les déserts où l'absence

1. Voyez Bartram, au Voyage cité.

2. Les immenses avantages que l'homme tire des migrations des poissons sont si connus, que nous ne nous y arrê

tons pas.

de l'homme commande leur présence; ils y sont placés pour détruire, jusqu'à l'arrivée du grand destructeur. Aussitôt que nous apparaissons sur une côte, ils nous cèdent l'empire: certains qu'un seul de nous fera plus de ravages que dix mille d'entre eux'.

Et pourquoi Dieu fait-il des êtres superflus qui obligent ensuite à des destructions? Par la raison que Dieu n'agit pas comme nous d'une manière bornée; il se contente de dire: Croissez et multipliez; et l'infini est dans ces deux mots. Dorénavant, pour être sage, il faudra peut-être que la Divinité soit médiocre; l'infini sera · un attribut que nous lui retrancherons : tout ce qui sera immense sera rejeté. Nous dirons : « Cela est de trop dans la nature, » parce que notre esprit ne pourra le comprendre. Et que si Dieu s'avise de placer

1. On a observé que dans les Carolines, où les caïmans ont été détruits, les rivières sont souvent infectées par la multitude des poissons qui remontent de l'Océan, et qui meurent, faute d'eau, pendant les jours caniculaires.

plus d'un certain nombre de soleils dans la voûte céleste, nous tiendrons l'excédant comme non avenu; et, en conséquence de cette prodigalité d'univers, nous déclarerons le Créateur convaincu de folie et d'impuissance.

Considérés en eux-mêmes, quelle que soit la difformité de ces êtres que nous appelons des monstres, on peut encore reconnaître, sous leurs horribles traits, quelques marques de la bonté divine. Un crocodile, un serpent ne sont pas moins tendres pour leurs petits qu'un rossignol, une colombe. C'est d'abord un contraste miraculeux et touchant de voir un crocodile bâtir un nid et pondre un œuf comme une poule, et un petit monstre sortir d'une coquille comme un poussin. La femelle du crocodile montre ensuite pour sa famille la plus tendre sollicitude. Elle se promène entre les nids de ses sœurs, qui forment des cônes d'oeufs et d'argile, et qui sont rangés comme les tentes d'un camp au bord d'un fleuve. L'amazone fait une garde vigi

lante, et laisse agir les feux du jour; car si la délicate affection de la mère est comme représentée par l'œuf du crocodile, la force et les mœurs de ce puissant animal se, peignent, pour ainsi dire, dans le soleil qui couve cet œuf, et dans le limon qui lui sert de levain. Aussitôt qu'une des meules a germé, la femelle prend sous sa protec-. tion les monstres naissants : ce ne sont pas toujours ses propres fils; mais elle fait, par ce moyen, l'apprentissage de la maternité, et rend son habileté égale à ce que sera sa tendresse. Quand enfin sa famille vient à éclore, elle la conduit au fleuve, la lave dans une eau pure, lui apprend à nager, pêche pour elle de petits poissons, et la protège contre les mâles qui veulent souvent la dévorer.

Un Espagnol des Florides nous a conté qu'ayant enlevé la couvée d'un crocodile, et la faisant emporter dans un panier par des Nègres, la femelle le suivit avec des cris pitoyables. On posa deux des petits à terre: la mère aussitôt se mit à les pousser

leur mon

avec ses mains et son museau; tantôt se tenant derrière eux pour les défendre, tantôt marchant à leur tête pour trer le chemin. Les petits se traînaient, en gémissant, sur les traces de leur mère, et ce reptile énorme, qui naguère ébranlait le rivage de ses rugissements, faisait alors entendre une sorte de bêlement aussi doux que celui d'une chèvre qui allaite ses che

vreaux.

Le serpent à sonnette le dispute au crocodile en affection maternelle; ce reptile, qui donne aux hommes des leçons de générosité', leur en donne encore de tendresse. Quand sa famille est poursuivie, il la reçoit dans sa gueule : peu content des lieux où il la pourrait cacher, il la fait rentrer en lui, ne trouvant point pour des enfants d'asile plus sûr que le sein d'une mère. Exemple d'un dévouement sublime, il ne survit point à la perte de ses petits;

1.

Il n'attaque jamais le premier.

2. Voyez les Voyages de Carver ( Carver's Travels) dans le Canada.

« PreviousContinue »