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CHAPITRE XI.

LE GUERRIER. DÉFINITION DU BEAU IDÉAL.

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LES siècles héroïques sont favorables à la poésie, parce qu'ils ont cette vieillesse et cette incertitude de tradition que demandent les Muses, naturellement un peu menteuses. Nous voyons chaque jour se passer sous nos yeux des choses extraordinaires sans y prendre aucun intérêt; mais nous aimons à entendre raconter des faits obscurs qui sont déjà loin de nous. C'est qu'au fond les plus grands événements de la terre sont petits en eux-mêmes: notre ame, qui sent ce vice des affaires humaines, et qui tend sans cesse à l'immensité, tâche de ne les voir que dans le vague, pour les agrandir.

Or, l'esprit des siècles héroïques se forme du mélange d'un état civil encore grossier,

et d'un état religieux porté à son plus haut point d'influence. La barbarie et le polythéisme ont produit les héros d'Homère; la barbarie et le christianisme ont enfanté les chevaliers du Tasse.

Qui, des héros ou des chevaliers, méritent la préférence, soit en morale, soit en poésie? C'est ce qu'il convient d'examiner.

En faisant abstraction du génie particulier des deux poètes, et ne comparant qu'homme à homme, il nous semble que les personnages de la Jérusalem sont supérieurs à ceux de l'Iliade.

Quelle différence, en effet, entre des chevaliers si francs, si désintéressés, si humains, et des guerriers perfides, avares, cruels, insultant aux cadavres de leurs ennemis, poétiques, enfin, par leurs vices, comme les premiers le sont par leurs vertus!

Si, par héroïsme, on entend un effort contre les passions, en faveur de la vertu, c'est sans doute Godefroi, et non pas Agamemnon, qui est le véritable héros. Or, nous demandons pourquoi le Tasse, en

peignant les chevaliers, a tracé le modèle du parfait guerrier, tandis qu'Homère, en représentant les hommes des temps héroï

ques, n'a fait que des espèces de monstres? C'est que le christianisme a fourni, dès sa naissance, le beau idéal moral, ou le beau idéal des caractères, et que le polythéisme n'a pu donner cet avantage au chantre d'Ilion. Nous arrêterons un peu le lecteur sur ce sujet; il importe trop au fond de notre ouvrage, pour hésiter à le mettre dans tout son jour.

Il y a deux sortes de beau idéal, le beau idéal moral, et le beau idéal physique l'un et l'autre sont nés de la société.

L'homme très-près de la nature, tel que le Sauvage, ne les connaît pas; il se contente, dans ses chansons, de rendre fidèlement ce qu'il voit. Comme il vit au milieu des déserts, ses tableaux sont nobles et simples; on n'y trouve point de mauvais goût, mais aussi ils sont monotones, et les actions qu'ils expriment ne vont pas jusqu'à l'héroïsme.

Le siècle d'Homère s'éloignait déjà de ces premiers temps. Qu'un Canadien perce un chevreuil de ses flèches; qu'il le dépouille au milieu des forêts; qu'il étende la victime sur les charbons d'un chêne embrasé tout est poétique dans ces mœurs. Mais, dans la tente d'Achille, il y a déjà des bassins, des broches, des vases; quelques détails de plus, et Homère tombait dans la bassesse des descriptions, ou bien il entrait dans la route du beau idéal, en commençant à cacher quelque chose.

Ainsi, à mesure que la société multiplia les besoins de la vie, les poètes apprirent qu'il ne fallait plus, comme par le passé, peindre tout aux yeux, mais voiler certaines parties du tableau.

Ce premier pas fait, ils virent encore qu'il fallait choisir; ensuite que la chose choisie était susceptible d'une forme plus belle, ou d'un plus hel effet dans telle ou telle position.

Toujours cachant et choisissant, retranchant ou ajoutant, ils se trouvèrent

peu à peu dans des formes qui n'étaient plus naturelles, mais qui étaient plus parfaites que la nature: les artistes appelèrent ces formes le beau ideal.

On peut donc définir le beau idéal, l'art de choisir et de cacher.

Cette définition s'applique également au beau idéal moral et au beau idéal physique. Celui-ci se forme en cachant avec adresse la partie infirme des objets; l'autre, en dérobant à la vue certains côtés faibles de l'ame: l'ame a ses besoins honteux et ses bassesses comme le corps.

Et nous ne pouvons nous empêcher de remarquer qu'il n'y a que l'homme qui soit susceptible d'être représenté plus parfait que nature, et comme approchant de la Divinité. On ne s'avise pas de peindre le beau idéal d'un cheval, d'un aigle, d'un lion. Ceci nous fait entrevoir une preuve merveilleuse de la grandeur de nos fins et de l'immortalité de notre ame.

La société où la morale parvint le plus

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