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Remarquez la rapidité de ces mouvements: Deus, ecce deus! La Sibylle touche, saisit l'Esprit, elle en est surprise: Le dieu! voilà le dieu! c'est son cri. Ces expressions Non vultus, non color unus, peignent excellemment le trouble de la prophétesse. Les tours négatifs sont particuliers à Virgile, et l'on peut remarquer, en général, qu'ils sont fort multipliés chez les écrivains d'un génie mélancolique. Ne serait-ce point que les ames tendres et tristes sont naturellement portées à se plaindre, à désirer, à douter, à s'exprimer avec une sorte de timidité, et que la plainte, le désir, le doute et la timidité, sont des privations de quelque chose? L'homme que l'adversité a rendu sensible aux peines d'autrui ne dit pas avec assurance: Je connais les maux, mais il dit, comme Didon: Non ignara mali. Enfin, les images favorites des poètes enclins à la rêverie sont presque toutes empruntées d'objets négatifs, tels que le silence des nuits, l'ombre des bois, la solitude des montagnes, la paix des tombeaux,

qui ne sont que l'absence du bruit, de la lumière, des hommes, et des inquiétudes de la vie '.

Quelle que soit la beauté des vers de Virgile, la poésie chrétienne nous offre encore quelque chose de supérieur. Le grand-prêtre des Hébreux, prêt à couron

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1. Ainsi Euryale, en parlant de sa mère, dit :

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quam miseram tenuit non Ilia tellus

Mecum excedentem, non monia regis Acestæ.

<< Ma mère infortunée qui a suivi mes pas, et que n'ont pu retenir ni les rivages de la patrie, ni les murs du roi

<< Aceste. »

"

Il ajoute un instant après :

Nequeam lacrymas perferre parentis.

Je ne pourrais résister aux larmes de ma mère. · Volceus va percer Euryale; Nisus s'écrie :

Me, me: adsum qui feci:.............

....

mea fraus omnis: nihil iste nec ausus,

Nec potuit.....

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Le mouvement qui termine cet admirable épisode est aussi de nature négative.

ner Joas, est saisi de l'esprit divin dans le temple de Jérusalem :

Voilà donc quels vengeurs s'arment pour ta querelle!
Des prêtres, des enfants!... ô sagesse éternelle!
Mais si tu les soutiens, qui peut les ébranler ?
Du tombeau, quand tu veux, tu sais nous rappeler ;
Tu frappes et guéris, tu perds et ressuscites.
Ils ne s'assurent point en leurs propres mérites,
Mais en ton nom, sur eux invoqué tant de fois,

En tes serments jurés au plus saint de leurs rois,
En ce temple où tu fais ta demeure sacrée,

Et qui doit du soleil égaler la durée.

Mais d'où vient que mon front frémit d'un saint effroi ?

Est-ce l'Esprit divin qui s'empare de moi?

C'est lui-même : il m'échauffe; il parle; mes yeux s'ouvrent, Et les siècles obscurs devant moi se découvrent.

Cieux, écoutez ma voix; Terre, prête l'oreille :
Ne dis plus, ô Jacob, que ton Seigneur sommeille.
Pécheurs, disparaissez; le Seigneur se réveille.

Comment en un plomb vil l'or pur s'est-il changé ?
Quel est dans le lieu saint ce pontife égorgé ?...
Pleure, Jérusalem, pleure, cité perfide,
Des prophètes divins malheureuse homicide;
De son amour pour toi ton Dieu s'est dépouillé ;
Ton encens à ses yeux est un encens souillé...

Où menez-vous ces enfants et ces femmes ?

Le Seigneur a détruit la reine des cités;
Ses prêtres sont captifs, ses rois sont rejetés:
Dieu ne veut plus qu'on vienne à ses solennités.
Temple, renverse-toi; cèdres, jetez des flammes.
Jérusalem, objet de ma douleur,

Quelle main en un jour t'a ravi tous tes charmes?
Qui changera mes yeux en deux sources de larmes,
Pour pleurer ton malheur?

Il n'est pas besoin de commentaire. Puisque Virgile et Racine reviennent si souvent dans notre critique, tâchons de nous faire une idée juste de leur talent et de leur génie. Ces deux grands poètes ont tant de ressemblance, qu'ils pourraient tromper jusqu'aux yeux de la Muse, comme ces jumeaux de l'Énéide, qui causaient de douces méprises à leur mère.

Tous deux polissent leurs ouvrages avec le même soin, tous deux sont pleins de goût, tous deux hardis, et pourtant naturels dans l'expression, tous deux sublimes dans la peinture de l'amour; et comme s'ils s'étaient suivis pas à pas, Racine a fait entendre dans Esther je ne sais quelle suave mélodie, dont Virgile a pareillement rem

pli sa seconde Églogue, mais toutefois avec la différence qui se trouve entre la voix de la jeune fille et celle de l'adolescent, entre les soupirs de l'innocence et ceux d'une passion criminelle.

Voilà peut-être en quoi Virgile et Racine se ressemblent; voici peut-être en quoi ils diffèrent.

Le second est en général supérieur au premier dans l'invention des caractères: Agamemnon, Achille, Oreste, Mithridate, Acomat, sont fort au-dessus des héros de l'Énéide. Énée et Turnus ne sont beaux que dans deux ou trois moments; Mézence seul est fièrement dessiné.

Cependant dans les peintures douces et tendres, Virgile retrouve son génie: Évandre, ce vieux roi d'Arcadie, qui vit sous le chaume, et que défendent deux chiens de berger, au même lieu où les Césars, entourés des prétoriens, habiteront un jour leurs palais; le jeune Pallas, le beau Lausus, Nisus et Euryale, sont des personnages divins.

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