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les maux qui le menacent. Il faut done toujours, dans nos tableaux, unir le bonheur à l'infortune, et faire la somme des maux un peu plus forte que celle des biens, comme dans la nature. Deux liqueurs sont mêlées dans la coupe de la vie, l'une douce et l'autre amère: mais outre l'amertume de la seconde, il y a encore la lie, que les deux liqueurs déposent également au fond du vase.

CHAPITRE IV.

LE PÈRE. -PRIAM.

Du caractère de l'époux, passons à celui du père; considérons la paternité dans les deux positions les plus sublimes et les plus touchantes de la vie, la vieillesse et le malheur. Priam, ce monarque tombé du sommet de la gloire, et dont les Grands de la terre avaient recherché les faveurs, dùm fortuna fuit; Priam, les cheveux souillés de cendres, le visage baigné de pleurs, seul au milieu de la nuit, a pénétré dans

le

camp des Grecs. Humilié aux genoux de l'impitoyable Achille, baisant les mains terribles, les mains dévorantes (avopogóvous qui dévorent les hommes) qui fumèrent tant de fois du sang de ses fils, il redemande le corps de son Hector :

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« Souvenez-vous de votre père, ô Achille, semblable aux dieux! il est courbé comme moi sous le poids des années, et comme moi il touche au dernier terme de la vieillesse. Peut-être en ce moment même est-il accablé par de puissants voisins, sans avoir auprès de lui personne pour le défendre. Et cependant lorsqu'il apprend que vous vivez, il se réjouit dans son cœur; chaque jour il espère revoir son fils de retour de Troie. Mais moi, le plus infortuné des pères, de tant de fils que je comptais dans la grande Ilion, je ne crois pas qu'un seul me soit resté. J'en avais cinquante quand les Grecs descendirent sur ces rivages. Dixneuf étaient sortis des mêmes entrailles; différentes captives m'avaient donné les autres : la plupart ont fléchi sous le cruel Mars. Il y en avait un qui, seul, défendait ses frères et Troie. Vous venez de le tuer, combattant pour sa patrie... Hector. C'est pour lui que je viens à la flotte des Grecs; je viens racheter son corps, et je vous apporte une immense rançca. Respectez les dieux, ô Achille ! ayez pitié de moi; souvenez-vous de votre père. Oh ! combien je suis malheureux ! nul infortuné n'a jamais été réduit à cet excès de misère: je baise les mains qui ont tué mes fils! »

Que de beautés dans cette prière! quelle scène étalée aux yeux du lecteur! la nuit, la tente d'Achille, ce héros pleurant Patrocle auprès du fidèle Automédon, Priam

apparaissant au milieu des ombres, et se précipitant aux pieds du fils de Pélée! Là sont arrêtés, dans les ténèbres, les chars qui apportent les présents du souverain de Troie; et à quelque distance, les restes défigurés du généreux Hector sont abandonnés, sans honneur, sur le rivage de l'Hellespont.

Étudiez le discours de Priam: vous verrez que le second mot prononcé par l'infortuné monarque est celui de père, natpis la seconde pensée, dans le même vers, est un éloge pour l'orgueilleux Achille, so ἐπιέλκελ' Αχιλλεύ, «Achille semblable aux dieux. » Priam doit se faire une grande violence pour parler ainsi au meurtrier d'Hector : il y a une profonde connaissance du cœur humain dans tout cela.

Le souvenir le plus tendre que l'on pût offrir au fils de Pélée, après lui avoir rappelé son père, était sans doute l'âge de ce même père. Jusque-là Priam n'a pas encore osé dire un mot de lui-même; mais soudain se présente un rapport qu'il saisit

avec une simplicité touchante : « Comme

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moi, » dit-il, «< il touche au dernier terme « de la vieillesse. » Ainsi Priam ne parle encore de lui qu'en se confondant avec Pélée; il force Achille à ne voir que son propre père dans un roi suppliant et malheureux. L'image du délaissement du vieux monarque, peut-être accablé par de puissants voisins pendant l'absence de son fils; la peinture de ses chagrins soudainement oubliés, lorsqu'il apprend que ce fils est plein de vie; enfin, cette comparaison des peines passagères de Pélée, avec les maux irréparables de Priam, offrent un mélange admirable de douleur, d'adresse, de bienséance et de dignité.

Avec quelle respectable et sainte habileté, le vieillard d'Ilion n'amène-t-il pas ensuite le superbe Achille jusqu'à écouter paisiblement l'éloge même d'Hector! D'abord, il se garde bien de nommer le héros troyen: il dit seulement, il y en avait un, et il ne nomme Hector à son vainqueur,

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