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tous les autres poëmes, >> dit Voltaire, « l'amour est regardé comme une faiblesse ; dans Milton seul il est une vertu. Le poète a su lever d'une main chaste le voile qui couvre ailleurs les plaisirs de cette passion. Il transporte le lecteur dans le jardin des délices. Il semble lui faire goûter les voluptés pures dont Adam et Ève sont remplis. Il ne s'élève pas au-dessus de la nature humaine, mais au-dessus de la nature humaine corrompue; et comme il n'y a pas d'exemple d'un pareil amour, il n'y en a point d'une pareille poésie 1. »

Si l'on compare les amours d'Ulysse et de Pénélope aux amours d'Adam et d'Eve, on trouve que la simplicité d'Homère est plus ingénue, celle de Milton plus magnifique. Ulysse, bien que roi et héros, a toutefois quelque chose de rustique; ses ruses, ses attitudes, ses paroles ont un caractère agreste et naïf. Adam, quoique à peine né et sans expérience, est déjà le parfait mo

1. Essai sur la Poésie épique, chap. 1x.

dèle de l'homme : on sent qu'il n'est point sorti des entrailles infirmes d'une femme, mais des mains vivantes de Dieu. Il est noble, majestueux, et tout à la fois plein d'innocence et de génie. Il est tel que le peignent les livres saints, digne d'être respecté par les anges, et de se promener dans la solitude avec son Créateur.

Quant aux deux épouses, si Pénélope est plus réservée, et ensuite plus tendre que notre première mère, c'est qu'elle a été éprouvée par le malheur, et que le malheur rend défiant et sensible. Eve, au contraire, s'abandonne; elle est communicative et séduisante; elle a même un léger degré de coquetterie. Et pourquoi seraitelle sérieuse et prudente comme Pénélope? Tout ne lui sourit-il pas? Si le chagrin ferme l'ame, la félicité la dilate: dans le premier cas, on n'a pas assez de déserts où cacher ses peines; dans le second, pas assez de cœurs à qui raconter ses plaisirs. Cependant Milton n'a pas voulu peindre son Ève parfaite; il l'a représentée irrésistible

par les charmes, mais un peu indiscrète et amante de paroles, afin qu'on prévît le malheur où ce défaut va l'entraîner. Au reste, les amours de Pénélope et d'Ulysse sont pures et sévères, comme doivent l'être celles de deux époux.

C'est ici le lieu d'observer que, dans la peinture des voluptés, la plupart des poètes antiques ont à la fois une nudité et une chasteté qui étonnent. Rien de plus pudique que leur pensée, rien de plus libre que leur expression: nous, au contraire, nous bouleversons les sens en ménageant les yeux et les oreilles. D'où naît cette magie des anciens, et pourquoi une Vénus de Praxitèle toute nue charme-t-elle plus notre esprit que nos regards? C'est qu'il y a un beau idéal qui touche plus à l'ame qu'à la matière. Alors le génie seul, et non le corps, devient amoureux; c'est lui qui

brûle de s'unir étroitement au chef-d'œuvre. Toute ardeur terrestre s'éteint, et est remplacée par une tendresse divine : l'ame échauffée se replie autour de l'objet aimé,

et spiritualise jusqu'aux termes grossiers dont elle est obligée de se servir pour exprimer sa flamme.

Mais ni l'amour de Pénélope et d'Ulysse, ni celui de Didon pour Énée, ni celui d'Alceste pour Admète, ne peut être comparé au sentiment qu'éprouvent l'un pour l'autre les deux nobles personnages de Milton: la vraie religion a pu seule donner le caractère d'une tendresse aussi sainte, aussi sublime. Quelle association d'idées! l'univers naissant, les mers s'épouvantant pour ainsi dire de leur propre immensité, les soleils hésitant comme effrayés dans leurs nouvelles carrières, les anges attirés par ces merveilles, Dieu regardant encore son récent ouvrage, et deux êtres, moitié esprit, moitié argile, étonnés de leurs corps, plus étonnés de leurs ames, faisant à la fois l'essai de leurs premières pensées et l'essai de leurs premières amours.

Pour rendre le tableau parfait, Milton a eu l'art d'y placer l'esprit de ténèbres comme une grande ombre. L'ange rebelle.

épie les deux époux : il apprend de leurs bouches le fatal secret, il se réjouit de leur malheur à venir; et toute cette peinture de la félicité de nos pères n'est réellement que le premier pas vers d'affreuses calamités. Pénélope et Ulysse rappellent un malheur passé; Ève et Adam annoncent des maux près d'éclore. Tout drame pèche essentiellement par la base, s'il offre des joies sans mélange de chagrins évanouis, ou de chagrins à naître. Un bonheur absolu nous ennuie; un malheur absolu nous repousse : le premier est dépouillé de souvenirs et de pleurs ; le second, d'espérance et de sourires, Si vous remontez de la douleur au plaisir, comme dans la scène d'Homère, vous serez plus touchant, plus mélancolique, parce que l'ame ne fait que rêver au passé, et se repose dans le présent; si vous descendez au contraire de la prospérité aux larmes, comme dans la peinture de Milton, vous serez plus triste, plus poignant, parce que le cœur s'arrête à peine dans le présent, et anticipe

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