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CHAPITRE II.

SUITE DES ÉPOUX.

ULYSSE ET PÉNÉLOPE.

Les princes ayant été tués par Ulysse, Euryclée va réveiller Pénélope, qui refuse long-temps de croire les merveilles que sa nourrice lui raconte. Cependant elle se lève, et, « descendant les degrés, elle franchit le seuil de pierre, et va s'asseoir à la lueur du feu, en face d'Ulysse, qui était lui-même assis au pied d'une colonne, les yeux baissés, attendant ce que lui dirait son épouse. Mais elle demeurait muette, et l'étonnement avait saisi son cœur'. >>

Télémaque accuse sa mère de froideur; Ulysse sourit, et excuse Pénélope. La princesse doute encore; et, pour éprouver son

1. Odyss. lib. xxiii, v. 88.

époux, elle ordonne de préparer la couche d'Ulysse hors de la chambre nuptiale. Aussitôt le héros s'écrie : « Qui donc a déplacé <«< ma couche?... N'est-elle plus attachée au << tronc de l'olivier autour duquel j'avais moi«< même bâti une salle dans ma cour, etc. »

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Il dit, et soudain le cœur et les genoux de Pénélope lui manquent à la fois; elle reconnaît Ulysse à cette marque certaine. Bientôt, courant à lui tout en larmes, elle suspend ses bras au cou de son époux; elle baise sa tête sacrée, elle s'écrie : « Ne sois point irrité, toi qui fus toujours le plus prudent des hommes !

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Ne sois point irrité, ne t'indigne point si j'ai hésité à me

<< jeter dans tes bras. Mon cœur frémissait de crainte qu'un

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étranger ne vînt surprendre ma foi par des paroles trompeuses.

Mais à présent j'ai une preuve manifeste de toi-même, par ce que tu viens de dire de notre couche; aucun autre homme que toi ne l'a visitée; elle n'est connue que de « nous deux et d'une seule esclave, Actoris, que mon père

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« me donna lorsque je vins en Ithaque, et qui garde les

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portes de notre chambre nuptiale. Tu rends la confiance

» à ce cœur devenu défiant par le chagrin. »

Odys. lib. xxIII.

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Elle dit; et Ulysse, pressé du besoin de verser des larmes, pleure sur cette chaste et prudente épouse, en la serrant contre son cœur. Comme des matelots contemplent la terre désirée lorsque Neptune a brisé leur rapide vaisseau, jouet des vents et des vagues immenses; un petit nombre, flottant sur l'antique mer, gagne la terre à la nage, et, tout couvert d'une écume salée, aborde plein de joie sur les grèves, en échappant à la mort : ainsi Pénélope attache ses regards charmés sur Ulysse. Elle ne peut arracher ses beaux bras du cou du héros ; et l'Aurore aux doigts de rose aurait vu les larmes de ces époux, si Minerve n'eût retenu le soleil dans la mer, etc..

Cependant Eurynome, un flambeau à la main, précédant les pas d'Ulysse et de Pénélope, les conduit à la chambre nuptiale.

...

Les deux époux, après s'être livrés aux premiers transports de leur tendresse, s'enchantèrent par le récit mutuel de leurs peines.

...

Ulysse achevait à peine les derniers mots de son histoire, qu'un sommeil bienfaisant se glissa dans ses membres fatigués, et vint suspendre les soucis de son ame

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Cette reconnaissance d'Ulysse et de Pénélope est peut-être une des plus belles

1. Madame Dacier a trop altéré ce morceau. Elle paraphrase des vers tels que ceux-ci :

Ὣς φάτο; τῆς δ ̓ αὐτοῦ λύτο γούνατα καὶ φίλον ἦτορ, etc. A ces mots la reine tomba

presque

évanouie; les genoux

compositions du génie antique. Pénélope assise en silence, Ulysse immobile au pied d'une colonne, la scène éclairée à la flamme du foyer: voilà d'abord un tableau tout fait pour un peintre, et où la grandeur égale la simplicité du dessin. Et comment se fera la reconnaissance? par une circonstance rappelée du lit nuptial! C'est encore une autre merveille que ce lit fait de la

et le cœur lui manquent à la fois; elle ne doute plus que ce ne soit son cher Ulysse. Enfin, revenue de sa faiblesse, elle court à lui le visage baigné de pleurs, et l'embrassant avec toutes les marques d'une véritable tendresse, etc. Eile ajoute des choses dont il n'y a pas un mot dans le texte; enfin elle supprime quelquefois les idées d'Homère, et les remplace par ses propres idées, et c'est ainsi qu'elle change ces vers charmants :

Τὰ δ ̓ ἐπεὶ οὖν φιλότητος ἐταρπήτην ἐρατεινῆς,
Τερπέσθην μύθοισι πρὸς ἀλλήλους ἐνέποντε.

Elle dit: Ulysse et Pénélope, à qui le plaisir de se retrouver ensemble après une si longue absence, tenait lieu de sommeil, se racontèrent réciproquement leurs peines. Mais ces fautes, si ce sont des fautes, ne conduisent qu'à des réflexions qui nous remplissent de plus en plus d'une profonde estime pour ces laborieux hellénistes du siècle des Lefebvre

main d'un roi sur le tronc d'un olivier, arbre de paix et de sagesse, digne d'être le fondement de cette couche qu'aucun autre homme qu'Ulysse n'a visitée. Les transports qui suivent la reconnaissance des deux époux; cette comparaison si touchante d'une veuve qui retrouve son époux, à un matelot qui découvre la terre au moment du naufrage; le couple conduit au

et des Pétau. Madame Dacier a tant de peur de faire injure à Homère, que si le vers implique plusieurs sens renfermés dans le sens principal, elle retourne, commente, paraphrase, jusqu'à ce qu'elle ait épuisé le mot grec, à peu près comme dans un dictionnaire on donne toutes les acceptions dans lesquelles un mot peut être pris. Les autres défauts de la traduction de cette savante dame tiennent pareillement à une loyauté d'esprit, à une candeur de mœurs, à une sorte de simplicité particulière à ces temps de notre littérature. Ainsi, trouvant qu'Ulysse reçoit trop froidement les caresses de Pénélope, elle ajoute, avec une grande naïveté, qu'il répondait à ces marques d'amour avec toutes les marques de la plus grande tendresse. Il faut admirer de telles infidélités. S'il fut jamais un siècle propre à fournir des traducteurs d'Homère, c'était sans doute celuilà, où non-seulement l'esprit et le goût, mais encore le cœur, étaient antiques, et où les mœurs de l'âge d'or ne s'altéraient point en passant par l'ame de leurs interprètes.

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