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l'ombre de celle que nous avons perdue.

Une autre ruse de l'instinct de la patrie, c'est de mettre un grand prix à un objet en lui-même de peu de valeur, mais qui vient de notre pays, et que nous avons emporté dans l'exil. L'ame semble se répandre jusque sur les choses inanimées qui ont partagé nos destins : une partie de notre vie reste attachée à la couche où reposa notre bonheur, et surtout à celle où veilla notre infortune.

Pour peindre cette langueur d'ame qu'oi éprouve hors de sa patrie, le peuple dit Cet homme a le mal du pays. C'est véritablement un mal, et qui ne peut se guérir que par le retour. Mais pour peu que l'absence ait été de quelques années, que retrouve-t-on aux lieux qui nous ont vus naître? Combien existe-t-il d'hommes, de ceux que nous y avons laissés pleins de vie? Là, sont des tombeaux où étaient des palais; là, des palais où étaient des tombeaux; le champ paternel est livré aux ronces ou à une charrue étrangère et

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l'arbre sous lequel on fut nourri est abattu.

Il y avait à la Louisiane une Négresse et une Sauvage, esclaves chez deux colons voisins. Ces deux femmes avaient chacune

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un enfant la Négresse une fille de deux ans, et l'Indienne un garçon du même âge; celui-ci vint à mourir. Les deux mères étant convenues d'un endroit au désert, s'y rendirent pendant trois nuits de suite. L'une apportait son enfant mort, l'autre son enfant vivant; l'une son Manitou, l'autre sa Fétiche; elles ne s'étonnaient point de se trouver ainsi la même religion, étant toutes deux misérables. L'Indienne faisait les honneurs de la solitude: « C'est l'arbre de mon pays, » disait-elle à son amie; <«<assieds-toi pour pleurer. » Ensuite, selon l'usage des funérailles chez les Sauvages elles suspendaient leurs enfants aux branehes d'un érable ou d'un sassafras, et les balançaient en chantant des airs de leurs pays.

Ces jeux maternels, qui souvent endormaient l'innocence, ne pouvaient réveiller

la mort! Ainsi se consolaient ces deux femmes, dont l'une avait perdu son enfant et sa liberté, l'autre sa liberté et sa patrie: on se console par les larmes.

On dit qu'un Français, obligé de fuir pendant la terreur, avait acheté de quelques deniers qui lui restaient, une barque sur le Rhin; il s'y était logé avec sa femme et ses deux enfants. N'ayant point d'argent, il n'y avait point pour lui d'hospitalité. Quand on le chassait d'un rivage, il passait, sans se plaindre, à l'autre bord; souvent poursuivi sur les deux rives, il était obligé de jeter l'ancre au milieu du fleuve. Il pêchait pour nourrir sa famille, mais les hommes lui disputaient encore les secours de la Providence. La nuit, il allait cueillir des herbes sèches pour faire un peu de feu, et sa femme demeurait dans de mortelles angoisses jusqu'à son retour. Obligée de se faire sauvage entre quatre nations civilisées, cette famille n'avait pas sur le globe un seul coin de terre où elle osât mettre le

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pied: toute sa consolation était, en errant dans le voisinage de la France, de respirer quelquefois un air qui avait passé sur son pays.

Si l'on nous demandait quelles sont donc ces fortes attaches par qui nous sommes enchaînés au lieu natal, nous aurions de la peine à répondre. C'est peut-être le souris d'une mère, d'un père, d'une sœur ; c'est peut-être le souvenir du vieux précepteur qui nous éleva, des jeunes compagnons de notre enfance; ce sont peut-être les soins que nous avons reçus d'une nourrice, d'un domestique âgé, partie si essentielle de la maison (domús); enfin ce sont les circonstances les plus simples, si l'on veut même, les plus triviales: un chien qui aboyait la nuit dans la campagne, un rossignol qui revenait tous les ans dans le verger, le nid de l'hirondelle à la fenêtre, le clocher de l'église qu'on voyait au-dessus des arbres, l'if du cimetière, le tombeau gothique : voilà tout; mais ces petits moyens démon

trent d'autant mieux la réalité d'une Providence, qu'ils ne pourraient être la source de l'amour de la patrie et des grandes vertus que cet amour fait naître, si une volonté suprême ne l'avait ordonné ainsi.

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