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FIRMIN DIDOT FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS,
IMPRIMEURS DE L'INSTITUT DE FRANCE,

RUE JACOB, No 56.

M DCCC XL.

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NOTICE SUR LA VIE

DB

JEAN DE LA FONTAINE,

NÉ A CHATEAU-THIERRY EN 1621, MORT A PARIS EN 1695.

‹ Les grandes pensées viennent du cœur, › a dit Vauvenargues. - Non; mais les pensées touchantes. Les grandes pensées viennent de l'ame; les pensées brillantes, de l'imagination; les pensées justes et profondes, de la raison. Vaine et subtile distinction! L'homme peut-il ainsi se décomposer? Ame, cœur, imagination, raison, tout cela ne désigne-t-il pas, par d'incohérentes paroles, une même cause qui se manifeste diversement? Comment séparer en nous le sentiment et les idées, la volonté et la réflexion? N'est-ce pas toujours ce même principe de la vie et de l'intelligence différemment modifié? Devons-nous assigner à sa spirituelle essence des places matérielles dans les diverses parties de notre corps? L'attacherons-nous à tel ou tel viscère? l'emprisonnerons-nous dans tel ou tel organe?-Oui. Puisque nous sommes condamnés à ignorer toujours sa nature, pouvons-nous en parler autrement que par ses effets? Pouvons-nous faire que nos expressions ne se ressentent de l'obscurité des notions qui nous les suggèrent; et n'y a-t-il pas nécessité d'assortir notre langage à la grossièreté de nos conceptions?

Admettons ces distinctions, puisque sans elles nous ne pourrions nous faire comprendre. Séparons les penchants des talents, le caractère des facultés. Faisons deux parts: celle de l'homme, et celle de l'écrivain.

Presque toujours elles existent séparées chez les plus grands génies. Leurs puissances intellectuelles ne connaissent point d'entraves; elles

agissent en eux, abstraction faite de l'individu. Mais il est aussi des génies d'un autre ordre. Ceux-ci sont tellement dominés par leurs penchants, que d'eux seuls ils peuvent recevoir des inspirations. Leur cerveau n'obéit qu'aux agitations du cœur, et aux impressions de l'àme; leurs productions n'en sont que les expressions fidèles et obligées. Veulent-ils se soustraire à ce qu'elles leur imposent, leur talent disparaît; ils ne sont rien, quand ils ne sont pas eux tout entiers.

Pour que le naturel domine à ce point l'intelligence, il faut qu'il soit fortement modelé, et qu'il ne puisse s'arrêter sur aucune idée sans la marquer aussitôt de son, empreinte originale.

Les grands écrivains de cette trempe sont rares, et ils ont un charme particulier; un attrait puissant nous attache à la lecture de leurs écrits. Nous les y cherchons toujours; nous les y retrouvons sans cesse. Ce n'est plus une lecture, c'est un entretien animé, où ce qu'on devine frappe plus que ce qu'on exprime ; c'est un commerce intime auquel on se plaît d'autant plus qu'il est ancien et habituel. Cette investigation de l'homme par ses ouvrages nous plaît, parce qu'elle nous initie à cette mystérieuse étude du cœur humain, la plus intéressante de toutes pour notre bonheur et celui de nos semblables, la plus féconde en résultats utiles.

Aussi tout nous ramène vers ces auteurs, jusqu'aux imperfections et aux défauts de leur nature; car c'est souvent à ces imperfections, et à ces défauts même, qu'ils doivent une partie de

a

leur renommée, et les vives sympathies qu'ils excitent.

Tant de pages en prose éloquente, tant de beaux vers qui nous retracent si énergiquement les vices de nos sociétés, tant de pensées morales exprimées d'une manière si sublime, de si belles peintures de la vertu, de l'amour et de l'amitié, témoignent dans Rousseau et dans Byron une forte conviction, une sensibilité profonde, et un esprit fait pour planer dans les régions élevées. Mais si le farouche orgueil et la sauvage misanthropie de ces deux hommes, si leurs actions et leurs inclinations, si peu d'accord avec leurs écrits, nous font éprouver un sentiment pénible, pourtant ce sont ces contrastes mêmes qui nous attachent à la lecture de leurs ouvrages, parce que ce sont eux qui nous font assister à ces tempêtes intérieures auxquelles ont été en proie ceux qui les ont tracés; parce que ce sont eux qui nous révèlent ainsi les causes de leur génie et de leurs malheurs,

La Fontaine n'appartient pas à la même classe que ces deux écrivains, quoique avec plus d'abandon encore il ait épanché son âme dans ses ouvrages; mais cette âme était d'une nature moins forte, moins exceptionnelle; plus propre à sympathiser avec celle des autres. Ame douce, naïve, sincère, qui se manifeste à nous de la manière la plus aimable, parce qu'on s'aperçoit toujours qu'elle est aimante. Jamais la Fontaine ne s'occupe de lui que pour nous-mêmes; son imagination nous frappe sans effort, sa raison nous persuade sans contrainte; il nous attendrit quelquefois, nous réjouit souvent, nous console toujours. Comme moraliste,

Il cherche nos besoins au fond de notre cœur,

et se présente à nous comme un ami qui nous conseille, et non comme un maître qui nous régente.

Aussi, tout naturellement, nous excusons ses faiblesses, et nous chérissons ses vertus. Quand on l'attaque, nous nous surprenons à le défendre comme s'il nous appartenait, comme s'il était de notre famille. Andrieux, ce charmant conteur, cet appréciateur si plein de goût des productions littéraires, était connu par le vif attachement qu'il avait pour tous les siens,

par sa tendre vénération pour la mémoire de son père; cependant un jour, quelqu'un, en sa présence, se mit à blâmer (peut-être justement, certaines actions de la Fontaine, et quelques-uns de ses vers; Andrieux, dans son impatience, laissa échapper ces paroles, qui réduisirent l'interlocuteur au silence: «Ah! si vous le voulez, dites du mal de mon père; mais, de grâce, ne dénigrez pas la Fontaine. »

Quand il faut juger les productions souvent négligées de ce poëte, les critiques les plus inflexibles semblent avoir perdu l'habitude du blâme, et ne pouvoir plus trouver d'expressions que pour l'éloge. Voltaire seul fait exception; mais s'il a cherché à rabaisser un talent dont il appréciait mieux qu'un autre tout le mérite, c'est que la réputation si populaire du fabuliste importunait cet homme jaloux de toutes les gloires littéraires, parce qu'il se sentait les moyens de pouvoir les ambitionner toutes. La preuve de cette assertion se trouve dans un jugement peu connu, et en quelque sorte confidentiel, contenu dans une de ses lettres à Vauvenargues. Celui-ci avait cru entrer dans sa pensée, et le flatter peut-être, en disant que la

Fontaine n'était poëte que par instinct. Comme poëte, répond Voltaire, son instinct était divin; et si l'on s'est servi de ce mot à son sujet, il signifiait génie'.>

Nous n'aurons donc rien à dire sur les ouvrages de la Fontaine. Ceux auxquels il doit la plus pure portion de sa renommée sont si souvent relus, qu'il est inutile de s'en occuper; mais il n'en est pas de mème des faits qui concernent sa personne, ou qui peignent son caractère. Malgré le soin que nous avons pris de les établir avec exactitude, ils sont plus ou moins altérés ou défigurés dans les notices qu'on a publiées sur cet homme célèbre; et il convient de les resserrer dans un petit nombre de pages, et de les exposer dans leur vrai jour.

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encore une des plus élégantes. En face est une colline où l'herbe croît, et la chèvre broute, au milieu de quelques débris d'édifices épars. Là était aussi intact, il y a peu d'années, le magnifique château des ducs de Bouillon. Nos révolutions ont passé; elles ont laissé debout la maison du poëte, et ont fait disparaître le château. Après des études assez négligées, faites dans sa province, la Fontaine entra au séminaire, chez les oratoriens. A cette époque de mœurs assez relâchées, peu de jeunes gens s'adonnaient à la dévotion, mais peu aussi étaient incrédules. Un sentiment qui semblait inné, résultat de l'éducation et des premières impressions reçues dans l'enfance, faisait considérer la religion comme un lien sacré, contre lequel on pouvait bien se débattre, mais qu'il fallait se garder de rompre. Faire son salut était considéré par tout le monde comme l'affaire sérieuse et principale de la vie; mais, par cette raison-là même, beaucoup différaient le moment de s'en occuper, et arrivaient ainsi au terme de leur existence.

On sait que les deux dernières années de la Fontaine se sont écoulées dans les exercices de la piété la plus exaltée; mais dans les faits que nous connaissons de sa jeunesse, rien ne nous donne lieu de croire qu'il ait pu alors avoir de telles pensées. Tout au rebours, nous savons qu'il aimait les plaisirs, et surtout les femmes, et que ses scrupules ne le gênaient pas pour arriver à la satisfaction de ses désirs.

:

Sa retraite au séminaire, où il resta un an et demi, est donc dans sa vie un fait singulier que ses biographes n'ont su comment expliquer cette explication se trouve dans les usages de cette époque. Cette retraite prouve que dès lors la Fontaine voulait s'adonner à la culture des lettres. Pour que le parti qu'il embrassait pût lui procurer un état, pour qu'il y pût faire sa fortune, il fallait, comme beaucoup de gens de lettres de ce temps, qu'il se fit tonsurer et qu'il devint abbé, ce qui le rendait apte à posséder des bénéfices, sans que pour cela il fût obligé d'entrer dans les ordres, ou de faire le sacrifice de ses goûts mondains: mais pour devenir abbé il fallait savoir un peu de théologie, et cette étude ennuyait la Fontaine; il n'y pouvait réussir, c'est lui-même qui nous l'apprend.

Dans une lettre à sa femme, au sujet d'une Madeleine du Titien, grosse et grasse, dont il se reproche (et bien à juste titre) d'avoir parlé peu dévotement, il dit : « Aussi n'est-ce pas mon fait que de raisonner sur des matières spirituelles; j'y ai eu mauvaise grâce toute ma vie. »

La Fontaine quitta donc le séminaire; mais son frère, qu'il y avait attiré, y resta, devint un excellent prêtre, et par la suite lui céda tout son bien pour une modique rente viagère.

Dès que la Fontaine fut rentré dans le monde, il ne s'occupa plus que d'intrigues amoureuses, de littérature, de spectacle; en vain son père voulut l'employer dans la poursuite d'un procès important qu'il avait alors, rien ne put vaincre son indolence, ses distractions, son vif penchant pour les plaisirs. Pourtant son caractère doux et docile, la bonté de son cœur, son humeur joviale, son imagination riante, son esprit fin, naïf, original, le faisaient chérir et rechercher. Son père, homme instruit, vit sans répugnance qu'il se passionnait pour la culture des lettres, et il encouragea les premiers essais de sa muse.

et

On a dit que la Fontaine n'avait pris du goût pour les vers qu'à l'âge de vingt-six ans, que le secret de son génie lui fut tout à coup révélé par la lecture d'une ode de Malherbe. Rien n'est plus faux que cette assertion. Il est probable, d'après ce qui a été raconté à ce sujet par les premiers biographes de notre poëte, qu'en effet la lecture de cette ode de Malherbe, qu'il ne connaissait pas, fit naître son vif enthousiasme pour le même genre de composition, et que c'est à cela que nous devons deux ou trois piè ces où l'on trouve quelques strophes qui ne sont pas indignes du modèle qu'il avait choisi; mais il est certain que, bien avant cette époque, il avait dejà composé de petits vers dans le genre de ceux de Marot et de Voiture. Le conte de Sœur Jeanne fut imprimé, sans nom d'auteur, dans un de ces recueils de poésies galantes qui pullulaient alors, et dont la publication est antérieure à l'époque assignée à la lecture de l'ode de Malherbe en présence de la Fontaine. Nous avons d'ailleurs, de ce que nous avançons ici, une preuve certaine qui nous est fournie par la Fontaine lui-même. Il avait eu le malheur de prendre dans quelques actes notariés le titre

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