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d'écuyer, qui supposait un premier degré de noblesse. Des poursuites dirigées contre lui, en son absence, le firent condamner, par défaut, à une forte amende. Pour en obtenir la remise il écrivit au duc de Bouillon, son protecteur, une épître en vers, dans laquelle il dit :

Que me sert-il de vivre innocemment,
D'ètre sans faste et cultiver les muses?
Hélas! qu'un jour elles seront confuses
Quand on viendra leur dire en soupirant:

Ce nourrisson que vous chérissez tant,

<< Moins pour ses vers que pour ses mœurs faciles,
• Qui préférait à la pompe des villes

Vos antres cois, vos chants simples et doux,
a Qui dès l'enfance a vécu parmi vous',
« Est succombé sous une injuste peine. »

Ainsi la Fontaine a aimé à faire des vers dès sa plus tendre jeunesse; et ce goût, il l'a conservé jusque dans la vieillesse la plus avancée. C'est en vers que, dans le printemps de sa vie, il adressait des épîtres et des déclarations d'amour à ses maîtresses; c'est en vers que, dans ses derniers jours, il demandait pardon à Dieu de sa vie passée.

Pour assurer son sort et réformer sa conduite, le père de la Fontaine lui transmit sa charge de maître des eaux et forêts, et lui fit épouser une très-jeune femme qui n'était ni sans agrément ni sans esprit, et choisie dans une des familles les plus honorables de la province. L'incorrigible nature de notre poëte trompa encore, cette fois, les calculs de la tendresse paternelle. La charge dont la Fontaine était pourvu lui imposait des devoirs peu nombreux; il ne put s'y assujettir, et il la vendit : sa femme ne sut pas s'accommoder à son humeur, ou le contraignait dans ses goûts; il cessa de vivre avec elle.

par les reproches que lui adresse son mari, qu'elle aimait à lire des romans, à jaser longtemps avec ses connaissances, et qu'elle ne s'occupait pas des soins du ménage. Ses goûts frivoles et sa coquetterie ont donné occasion à Furetière de faire suspecter la pureté de ses mœurs, et de dépeindre la Fontaine fort indifférent sur ce point. Mais alors Furetière avait pris en haine le fabuliste, autrefois son ami,. parce qu'il s'était rangé du côté des académi ciens, ses confrères, dans la fameuse affaire du Dictionnaire. Tallemant des Réaux, cet anecdotier du scandale, parle aussi des deux époux dans le même sens que Furetière; mais tous ceux qui ont été à portée de recueillir les bruits publics, et les traditions de Château-Thierry, où madame la Fontaine, qui a survécu longtemps à son mari, a toujours demeuré, rendent justice à sa vertu, quoique tous ne lui soient pas favorables sous d'autres rapports. Tallemant des Réaux ne nomme personne qu'on lui ait donné pour amant, tandis qu'il nous fait connaître les belles auxquelles on attribuait les infidélités de la Fontaine, et de quelle manière il fut surpris, par sa femme, en tête-à-tête avec une abbesse; celle-là même à laquelle il adressa depuis cette jolie épître dont madame de Sévigné fut si charmée. D'ailleurs la Fontaine laisse nulle part soupçonner que sa femme en avoue sans détour ses torts à ce sujet, et ne ait eu aucun. Dans le conte des Aveux indiscrets, il dit, avec ce ton sévère du moraliste qu'on est un peu surpris de trouver là :

Le nœud d'hymen doit être respecté,
Veut de la foi, veut de l'honnêteté.

Puis il prévoit cependant le cas où l'on ne serait pas assez honnête cela. Alors il conpour seille de tenir, du moins, la chose bien secrète,

De ne point faire aux égards banqueroute.

Pour bien faire connaître la Fontaine, ses torts, sa conduite, son caractère, nous avons besoin de parler de sa femme. Son portrait, peint par Mignard, est sous nos yeux. Elle avait Et il ajoute : un visage allongé, de grands yeux, un grand nez, de grands traits assez réguliers, mais peu agréables. L'expression de sa physionomie favoriserait assez l'opinion de ceux qui ont voulu la reconnaître dans la peinture que la Fontaine a tracée de la sévère madame Honesta ; mais il n'en est rien. Nous savons au contraire,

Je donne ici de beaux conseils, sans doute; Les ai-je pris pour moi-même ? hélas ! non.

Cet aveu prouve-t-il que cet homme si bon si doux, et si facile, dont la servante disait : «Que Dieu n'aurait jamais le courage de le dam

ner, était incapable, pour la compagne de sa vie, d'un attachement vrai et durable, et que tous les torts qui le forcèrent à s'en séparer vinssent de lui? - Nous ne le pensons pas; et nos présomptions à cet égard sont fondées sur sa constance en amitié, sur sa vive reconnaissance pour les soins et les attentions dont il fut l'objet, et enfin sur le vers remarquable par lequel il termine la peinture du bonheur de l'état conjugal, dans Philémon et Baucis :

Ils s'aiment jusqu'au bout, malgré l'effort des ans. Ah! si.... Mais autre part j'ai porté mes présents.

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Il y a un sentiment profond de regret dans ce dernier vers de la Fontaine.- Est-il un acte d'accusation contre sa femme, ou contre luimême? Ni l'un, ni l'autre. Marie Héricart Marie Héricart n'avait que seize ans lorsqu'elle épousa la Fontaine lui en avait vingt-six; mais il était bien incapable d'avoir assez d'empire sur lui-même pour pouvoir conduire une femme qui, par son âge, et plus encore peut-être par son caractère, avait besoin d'un guide. Tons deux subirent donc les inconvénients qui accompagnent les unions prématurées et mal assorties; mais s'ils prirent enfin la résolution de se séparer, ce fut sans rupture ouverte, sans bruit et sans scandale, sans mauvais procédés. Ils se voyaient sans aversion, lorsque la nécessité de leurs affaires l'exigeait ; et la confiance qu'ils avaient l'un envers l'autre, sous ce rapport, ne fut point altérée par leur séparation '.

Avant cette séparation, et dans les premiers temps de leur mariage, ils avaient eu un fils, de qui est provenue cette postérité dont nous avons vu s'éteindre les deux derniers rejetons en 1824 et en 1827. Pendant le règne sanglant de la terreur, le nom seul de la Fontaine sauva de l'échafaud son arrière-petite-fille, la comtesse de Marson; et, dans ces derniers temps, il a suffi à l'historien du fabuliste de dresser la généalogie de sa famille, pour obtenir en faveur de son arrière-petit-fils, sur le trésor de l'état, des bienfaits supérieurs à ceux dont ses

Nous avons vu une procuration générale en brevet, donnée par la Fontaine à sa femme Marie Héricart, par-devant Grégoire, notaire à la Ferté-Milon, datée du 19 août 1686, porfant les signatures des deux époux.

deux sœurs jouissaient depuis longtemps: ainsi le peuple et les rois se montrèrent toujours favorables envers les descendants du seul poëte, peut-être, dont les productions sont également goûtées et des rois et du peuple.

Après sa sortie du séminaire, la Fontaine se mit à lire avec délices les auteurs profanes, Marot, Rabelais, Boccace, l'Arioste, la reine de Navarre, et les vieux romans. Mais ses plus fortes inclinations étaient pour les anciens. Il les admirait avec excès, et ne croyait pas qu'en aucun genre on pût aller au delà. Pintrel, son parent, qui depuis traduisit les épîtres de Sénèque, et de Maucroix, traducteur de Platon et de Cicéron, partageaient ses goûts, et, plus avancés que lui dans l'étude de l'antiquité, l'encourageaient et le guidaient. Nous retrouvons le nom de la Fontaine, à l'époque de sa plus grande célébrité, réuni à celui de ses deux amis, sur les titres de quelques volumes publiés par eux, parce que, pour en faciliter le débit, il y a inséré quelques-unes de ses productions.

Un des auteurs anciens qui charmaient le plus la Fontaine était Térence. Sa lecture accrut le goût qu'il avait pour le théâtre. Il entreprit d'imiter la pièce du poëte latin qu'il admirait le plus, l'Eunuque. Voulant s'attacher à son auteur, et pourtant s'en écarter, il écrivit une comédie ancienne sous des formes modernes : traduction trop peu conforme au texte, imitation trop servile. Pourtant il la fit imprimer, et ce médiocre ouvrage fut son début littéraire, Il ne faut pas s'étonner si on n'y trouve pas une étincelle de ce talent poétique qui brillait déjà dans les petits contes et les vers de circonstance qu'il avait composés, et qui furent imprimés depuis. La Fontaine faisait peu de cas de ceux-ci, car les anciens n'en offraient point de modèle. L'Eunuque, au contraire, était calqué sur l'antique : c'était son ouvrage le plus considérable, le plus régulier, le seul qui lui parût digne d'être offert au public.

A cette époque, d'ailleurs, Molière parcou¬ rait les provinces, où il faisait représenter deux de ses pièces; mais il n'était point encore connu : rien de lui n'avait été imprimé. Quand peu de temps après la Fontaine vit quelques-unes des comédies de Molière, il s'aperçut qu'il avait trouvé ce qu'il cherchait. Molière fut son homme,

comme il le dit dans une de ses lettres; et il | Rieurs de Beau-Richard: Beau-Richard est le était ravi de voir

Qu'il allait ramener en France

Le bon goût, et l'air de Térence

La Fontaine se lia avec cet auteur-acteur,

qui l'amusait de toutes les façons ; leur âge était pareil, leurs réputations grandirent en même temps. Tous deux s'appréciaient mutuellement. Ce fut Molière qui, lors de la gloire naissante des Boileau et des Racine, dit confidentiellement à l'oreille d'un ami, en lui montrant la Fontaine: Nos beaux esprits ont beau se trémousser, ils n'effaceront pas le bonhomme. >

Racine et Boileau, plus jeunes que la Fontaine et Molière, se lièrent avec eux. Tous quatre se réunissaient à des jours fixes pour diner ensemble, et se communiquer leurs ouvrages. Ces réunions, que la Fontaine, au commencement de son roman de Psyché, a dépeintes de manière à nous prouver combien le souvenir lui en était cher, ont eu une influence qui n'a pas été assez remarquée. Alors ceux qui les composaient formaient le parti du mouvement en littérature: à eux la mission de chasser l'ampoulé, le burlesque, le guindé, le précieux; de ramener le vrai, le beau, le naturel dans les ouvrages d'esprit. Ils s'en acquittèrent bien; mais sans déprécier Corneille, mais sans s'écarter de l'admiration qui était due aux anciens.

nom d'un petit carrefour de Château-Thierry, où se réunissaient alors les oisifs de la ville, pour débiter les nouvelles et gloser sur les pas

sants1.

taine appelait son oncle parce qu'il avait épousé Mais, à cette époque, Jannart, que la Fonune tante de sa femme, avait présenté notre poëte au surintendant Fouquet, alors parvenu au plus haut point de sa fortune et de sa puissance. La Fontaine, qui ne s'accommodait ni du faste ni des tracas qu'il traîne après lui, trouvait que c'était une grande misère d'être riche; mais pourtant il aimait à jouir de tous les avantages de la richesse; et tant que dura la faveur dusurintendant, il lui fut redevable de ce bonheur. Aussi, c'est à ces premiers temps de sa belle jeunesse que la Fontaine fait allusion quand il dit :

J'étais touché des fleurs, des doux sons, des beaux jours;
Pour moi le monde entier était plein de délices:
Mes amis me cherchaient, et parfois mes amours.

arrestation, vinrent frapper la Fontaine comme
La nouvelle de la disgrâce de Fouquet, et son
d'un coup de foudre. En vain son ami de Mau-
croix l'invita à se rendre à Château-Thierry, où
sa présence était nécessaire pour l'arrangement
de ses affaires; il suivit Jannart, condamné à
l'exil comme ami de Fouquet, et comme son
substitut dans sa charge de procureur général
au parlement.

craindre qu'on ne lui fit porter sa tête sur l'éQuand le procès fait à Fouquet donna lieu de chafaud, et qu'on sut que telle était l'intention de ses ennemis, un cri douloureux s'échappa de l'âme de notre poëte, et s'exhala dans cette belle élégie adressée aux nymphes de Vaux, qui et le plus parfait en ce genre, que nous ayons est restée comme le morceau le plus touchant dans notre langue.

La Fontaine conserva toujours du goût pour les compositions scéniques, quoique ce ne fût pas le genre de son talent. Il a fait des opéras, des comédies, des scènes pastorales, mythologiques; et même il commença une tragédie; enfin il a versifié les paroles d'un ballet qui fut joué, chanté et dansé par la plus brillante société de Château-Thierry. Les magnifiques ballets représentés à cette époque, à Paris et à Saint-Germain, où figuraient le roi et toutes les personnes de sa suite, avaient introduit ce goût en province. Chaque petite ville voulait imitergie, la cour. Le ballet que la Fontaine composa pour Château-Thierry ne ressemblait guère aux ballets royaux; mais s'il était moins somptueux, il était beaucoup plus gai. Le sujet était cette aventure du savetier et de sa femme, dont il a fait depuis un conte. Ce ballet était intitulé les

La Fontaine ne fit rien paraître que cette élétant qu'on put redouter pour le surintendant composé pour lui, ou pour sa société, un assez une condamnation à mort. Cependant il avait grand nombre de pièces de vers qui depuis ont

Cette petite pièce de la Fontaine, que nous avons fait connaître le premier, a été imprimée, pour la première fois, dans l'édition que nous avons donnée de ses œuvres en 1827.

été imprimées, mais qui pour la plupart sont éloignées du genre auquel il était appelé par la

nature.

Au retour de son voyage, la Fontaine trouva, en résidence dans ce château ducal si voisin de sa maison, la duchesse de Bouillon. C'était une petite brune, âgée de dix-huit ans, jolie, à nez retroussé, à pied mignon, vive, spirituelle, agaçante et coquette comme toutes ces nièces de Mazarin, filles de Mancini. Notre poëte sut lui plaire et elle remplaça bientôt le vide que la chute du surintendant avait fait dans son existence. Quand la duchesse était à ChâteauThierry, aucune des jouissances dont la Fontaine était avide ne lui manquait. Quand elle quittait ce séjour, et qu'il y restait, elle recommandait aux officiers de sa maison de faire en sorte qu'il ne s'ennuyat pas.

Les contes que la Fontaine avait écrits la charmaient; et la Fontaine, pour son amusement, composa de nouveaux contes. Il en publia d'abord un recueil très-mince, puis après un second, et enfin un troisième; et ce fut ainsi, et uniquement par ses contes, qu'il commença à prendre place sur le Parnasse français; car son imitation de l'Eunuque de Térence n'avait produit aucune sensation. Tous ces recueils de contes parurent successivement avec privilége du roi. Les personnes les plus réglées dans leurs mœurs ne se faisaient alors aucun scrupule d'a{vouer le plaisir qu'elles goûtaient à la lecture de ces historiettes graveleuses, si spirituellement

racontées.

La duchesse douairière d'Orléans, Marguerite de Lorraine, avait su apprécier la Fontaine. Avant que la publication de son premier recueil de contes eût commencé sa réputation, elle l'avait attaché à sa personne, en le nommant son gentilhomme servant. Diverses pièces de vers, que l'on trouve dans ses œuvres, dé montrent assez l'intimité qui existait entre lui et les jeunes femmes de la petite cour du palais du Luxembourg1.

Mais, quelque répandu qu'il fût parmi les femmes les plus aimables et les plus spirituelles de cette époque, la duchesse de Bouillon maintint longtemps encore l'ascendant qu'elle avait acquis sur lui. C'est à elle qu'il dédia son poëme d'Adonis, son roman de Psyché; et lors que s'éleva parmi les médecins et les gens du monde de vives discussions sur les effets nuisibles ou utiles du quinquina, la duchesse de Bouillon, qui avait épousé avec chaleur la cause de ce spécifique dont l'emploi était nouveau, imagina, pour en assurer le succès, de faire préconiser ses vertus par la muse populaire de la Fontaine. Le poëte ne sut pas résister, mais son génie était habitué à lui commander et non à lui obéir; aussi l'abandonna-t-il presque entièrement dans cette entreprise, et il ne lui prêta quelque secours qu'à la fin de son poëme, pour raconter une fable, qu'on aurait dù joindre à celles de son recueil.

Ce recueil de fables, lorsque le poëme sur le quinquina fut composé, avait paru en entier, sauf le douzième et dernier livre, en deux fois, et à dix ans d'intervalle. Ces publications, jointes à celles des contes, avaient successivement accru la célébrité de leur auteur, et fait connaître à la France une langue poétique toute nouvelle, fusion heureuse du langage naïf et énergique du siècle de François Ier, et de la noble et brillante élégance du siècle de Louis XIV.

Madame de Montespan, qui régnait alors sans partage sur le cœur de Louis XIV, et madame de Thianges sa sœur, attirèrent aussi chez elles l'auteur des contes, et il fut sensible à leurs bontés; mais il ne chercha point à se faire des protecteurs parmi les grands seigneurs et les courtisans du monarque, ni à s'introduire près de lui, comme avaient fait ses amis Racine et Boileau. Ses inclinations l'entraînaient de préférence dans la société des femmes. Là seulement il trouvait tout ce qui pouvait le satisfaire et le rendre heureux, les délices des sens, la volupté du cœur, les charmes de l'esprit, et parfois, chez quelques-unes, de profonds entretiens sur les plus hautes questions de la phi-bunal de Château-Thierry. Cela n'empêchera pas les faiseurs de losophie et des sciences.

* C'est une singulière et grossière méprise des plus anciens

biographes de la Fontaine, comme des plus modernes (qui,

au reste, n'ont fait que les copier ), d'avoir confondu la femme

de l'oncle de Louis XIV avec la femme de son frère, Marguerite de Lorraine avec Henriette d'Angleterre. Depuis que nous avons sigualé cette erreur, l'original des provisions de la charge de gentilhomme servant de Marguerite, duchesse d'Orléans, conférée à Jean de la Fontaine, signées de Marguerite ellemême, nous a été remis avec les actes d'enregistrement an tri

notices de répéter cette erreur.

L'absence de la duchesse de Bouillon, néces-, chers de son cœur, sans bruit, sans éclat, se sitée par ses aventures galantes et d'autres jeta aussitôt dans les bras de la religion, mais affaires d'une nature grave, et la mort de la avec une résolution, une ferveur, un abandon, duchesse d'Orléans, avaient privé à la fois la qui lui acquirent l'estime et excitèrent l'admiFontaine de ses deux protectrices : ce qui était ration de toute la partie sérieuse et sévère de d'autant plus fâcheux pour lui, que son insou- la société de cette époque. Peu après, son mari ciance pour ses affaires avait considérablement mourut; et n'ayant plus rien qui la retint dans réduit sa fortune, et que cependant il lui fallait le monde, elle se retira aux Incurables, pour pourvoir à l'éducation de son fils, alors âgé de y soigner les malades et se consacrer entièrequatorze ans. ment aux bonnes œuvres.

Madame de la Sablière tira la Fontaine de cette position embarrassante. A sa prière, de Harlay, premier président au parlement de Paris, qui goûtait singulièrement les ouvrages de notre poëte, se chargea de son fils; et madame de la Sablière retira chez elle le fabuliste, qui y resta tant qu'elle vécut; et, tant qu'elle vécut, elle pourvut à tous ses besoins, sans qu'il eût la peine d'y songer. Les seigneurs les plus aimables et les plus spirituels de la cour, les étrangers illustres, les gens de lettres, les artistes, se réunissaient chez madame de la Sablière. Elle s'était rendue célèbre non-seulement en France, mais dans toute l'Europe, par ses progrès dans la philosophie et les sciences, par son esprit et les grâces de sa personne. Son mari, homme léger, aimable, faisait des vers agréables, était fort adonné aux plaisirs, trèsinconstant dans ses goûts, et, comme presque tous ceux qui alors, avec de tels penchants, étaient possesseurs d'une grande fortune, il entretenait des maîtresses. Du reste, il ne se montrait nullement jaloux de sa femme, qui, de son côté, ne se croyait pas astreinte à lui garder une fidélité dont il semblait faire peu de cas. La liaison de madame de la Sablière avec le marquis de la Fare était publique; mais elle durait depuis si longtemps, qu'elle avait presque donné une réputation de vertu aux deux amants. Tout à coup les assiduités de la Fare auprès de madame de la Sablière devinrent plus rares, et l'on sut bientôt qu'ayant pris goût à la société licencieuse qui se rassemblait chez la Champmeslé, il y passait toutes ses soirées, et qu'il n'avait pu résister aux séductions de cette actrice, qui pourtant n'était pas belle.

Madame de la Sablière, sacrifiée au goût du jeu et de la débauche, blessée dans son orgueil et dans les sentiments les plus vifs et les plus

Plus de société, plus de conversations, plus de plaisirs, plus d'épanchements de cœur, dans cet hôtel de madame de la Sablière, où la Fontaine restait isolé. Tout ce qui faisait le charme de sa vie avait disparu d'autour de lui, avec sa bienfaitrice.

Pendant qu'il se trouvait dans cette situation pénible, Colbert mourut : il était de l'Académie française. Les amis de la Fontaine (et on en comptait un grand nombre) voulurent lui faire obtenir la place que le ministre laissait vacante à l'Académie. La Fontaine, qui, dans l'isolement où il se trouvait, vit dans ce projet un moyen de se réunir fréquemment avec des hommes qu'il chérissait, de causer de vers et de littérature, adopta ce projet avec un empressement dont on ne l'aurait pas cru capable.

La réussite n'en était pas facile. Louis XIV était pour son concurrent, et ce concurrent était Boileau.

Les choses étaient bien changées pour la Fontaine depuis le temps de sa jeunesse. Louis XIV, marié en secret à la veuve de Scarron, n'avait plus de maîtresse. Molière n'était plus, les ballets et les fêtes splendides avaient cessé. Tous les courtisans de l'àge du roi s'étaient réformés à son exemple. La cour était devenue sérieuse et dévote. Mais cependant une nouvelle génération, qui aussi en faisait partie, s'abandonnait sans contrainte à ce goût effréné pour les plaisirs, dont l'exemple du monarque avait fait une sorte de mode dans la nation. Ceux qui, d'un âge plus mûr ou d'un caractère plus sérieux, voulaient conserver leur indépendance, sans participer au scandale de cette jeunesse inconsidérée, encourageaient son indocilité, et applaudissaient à son audace.

La Fontaine était fort répandu dans cette

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