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les prières y gagnassent rien. Ésope s'avisa d'un stratagème. Il acheta force gibier, comme pour une noce considérable, et fit tant qu'il fut rencontré par un des domestiques de sa maîtresse. Celui-ci lui demanda pourquoi tant d'apprêts. Esope lui dit que son maitre, ne pouvant obliger sa femme de revenir, en allait épouser une autre. Aussitôt que la dame sut cette nouvelle, elle retourna chez son mari, par esprit de contradiction ou par jalousie. Ce ne fut pas sans la garder bonne à Ésope, qui tous les jours faisait de nouvelles pièces à son maître, et tous les jours se sauvait du châtiment par quelque trait de subtilité. Il n'était pas possible au philosophe de le confondre.

monde et le mieux fait. Sur cette nouvelle, les filles qui | ami par qui Xantus ne lui fit parler, sans que les raisons ni servaient sa femme se pensèrent battre à qui l'aurait pour son serviteur; mais elles furent bien étonnées quand le personnage parut. L'une se mit la main devant les yeux; l'autre s'enfuit; l'autre fit un cri. La maitresse du logis dit que c'était pour la chasser qu'on lui amenait un tel monstre; qu'il y avait longtemps que le philosophe se lassait d'elle. De parole en parole, le différend s'échauffa jusques à tel point que la femme demanda son bien, et voulut se retirer chez ses parents. Xantus fit tant par sa patience, et Ésope par son esprit, que les choses s'accommodèrent. On ne parla plus de s'en aller ; et peut-être que l'accoutumance effaça à la fin une partie de la laideur du nouvel esclave. Je laisserai beaucoup de petites choses où il fit paraître la vivacité de son esprit ; car, quoiqu'on puisse juger parlà de son caractère, elles sont de trop peu de conséquence pour en informer la postérité. Voici seulement un échantillon de son bon sens et de l'ignorance de son maître. Celui-ci alla chez un jardinier se choisir lui-même une salade; les herbes cueillies, le jardinier le pria de lui satisfaire l'esprit sur une difficulté qui regardait la philosophie aussi bien que le jardinage : c'est que les herbes qu'il plantait et qu'il cultivait avec un grand soin ne profitaient point, tout au contraire de celles que la terre produisait d'elle-même sans culture ni amendement. Xantus rapporta le tout à la Providence, comme on a coutume de faire quand on est court. Ésope se mit à rire; et, ayant tiré son maître à part, il lui conseilla de dire à ce jardinier qu'il lui avait fait une réponse ainsi générale, parce que la question n'était pas digne de lui: il le laissait donc avec son garçon, qui assurément le satisferait. Xantus s'étant allé promener d'un autre côté du jardin, Esope compara la terre à une femme qui, ayant des enfants d'un premier mari, en épouserait un second qui aurait aussi des enfants d'une autre femme : sa nouvelle épouse ne manquerait pas de concevoir de l'aversion pour ceux-ci, et leur ôterait la nourriture afin que les siens en profitassent. Il en était ainsi de la terre, qui n'adoptait qu'avec peine les productions du travail et de la culture, et qui réservait toute sa tendresse et tous ses bienfaits pour les siennes seules : elle était marâtre des unes, et mère passionnée des autres. Le jardinier parut si content de cette raison, qu'il offrit à Ésope tout ce qui était dans son jardin.

Il arriva quelque temps après un grand différend entre le philosophe et sa femme. Le philosophe, etant de festin, mit à part quelques friandises, et dit à Esope : Va porter ceci à ma bonne amie. Ésope l'alla donner à une petite chienne qui était les délices de son maître. Xantus, de retour, ne manqua pas de demander des nouvelles de son présent, et si on l'avait trouvé bon. Sa femme ne comprenait rien à ce langage; on fit venir Esope pour l'éclaircir. Xantus, qui ne cherchait qu'un prétexte pour le faire battre, lui demanda s'il ne lui avait pas dit expressément : Va-t'en porter de ma part ces friandises à ma bonne amie. Ésope répondit là-dessus que la bonne amie n'était pas la femme, qui, pour la moindre parole, menaçait de faire un divorce; c'était la chienne, qui endurait tout, et qui revenait faire caresses après qu'on l'avait battue. Le philosophe demeura court; mais sa femme entra dans une telle colère qu'elle se retira d'avec lui. Il n'y eut parent ni

Un certain jour de marché, Xantos, qui avait dessein de régaler quelques-uns de ses amis, lui commanda d'acheter ce qu'il y aurait de meilleur, et rien autre chose. Je t'apprendrai, dit en soi-même le Phrygien, à spécifier ce que tu souhaites, sans t'en remettre à la discrétion d'un esclave. Il n'acheta done que des langues, lesquelles il fit accommoder à toutes les sauces : l'entrée, le second, l'entremets, tout ne fut que langues. Les conviés louèrent d'abord le choix de ce mets; à la fin ils s'en dégoûtèrent. Ne t'ai-je pas commandé, dit Xantus, d'acheter ce qu'il y aurait de meilleur? Eh! qu'y a-t-il de meilleur que la langue? reprit Esope. C'est le lien de la vie civile, la clef des sciences, l'organe de la vérité et de la raison: par elle on båtit les villes et on les police; on instruit, ou persuade, on règne dans les assemblées, on s'acquitte du premier de tous les devoirs, qui est de louer les dieux. Eh bien ! dit Xantus (qui prétendait l'attraper), achète-moi demain ce qui est de pire: ces mêmes personnes viendront chez moi; et je veux diversifler.

Le lendemain Ésope ne fit encore servir que le même mets, disant que la langue est la pire chose qui soit au monde : c'est la mère de tous débats, la nourrice des procès, la source des divisions et des guerres. Si on dit qu'elle est l'organe de la vérité, c'est aussi celui de l'erreur, et, qui pis est, de la calomnie. Par elle on détruit les villes, on persuade de méchantes choses. Si d'un côté elle lone les dieux, de l'autre elle profère des blasphèmes contre leur puissance. Quelqu'un de la compagnie dit à Xantus que véritablement ce valet lui était fort nécessaire; car il savait le mieux du monde exercer la patience d'un philosophe. De quoi vous mettez-vous en peine ? reprit Esope. Eh! trouve-moi, dit Xantus, un homme qui ne se mette en peine de rien.

Esope alla le lendemain sur la place; et, voyant un paysan qui regardait toutes choses avec la froideur et l'indifférence d'une statue, il amena ce paysan au logis. Voilà, dit-il à Xantus, l'homme sans souci que vous demandez. Xantus commanda à sa femme de faire chauffer de l'eau, de la mettre dans un bassin, puis de laver elle-même les pieds de son nouvel hôte. Le paysan la laissa faire, quoiqu'il sût fort bien qu'il ne méritait pas cet honneur; mais il disait en lui-même : C'est peut-être la coutume d'en user ainsi. On le fit asseoir au haut bout; il prit sa place sans cérémonie. Pendant le repas, Xantus ne fit autre chose que blamer son cuisinier; rien ne lui plaisait : ce qui était doux, il le trouvait trop salé; et ce qui étaft trop salé, il le trouvait doux. L'homme sans souci le laissait dire,

et

mangeait de toutes ses dents. Au dessert on mit sur la table un gâteau que la femme du philosophe avait fait: Xantus le trouva mauvais, quoiqu'il fût très-bon. Voilà, dit-il, la pâtisserie la plus méchante que j'aie jamais mangée; il faut brûler l'ouvrière, car elle ne fera de sa vie rien qui vaille : qu'on apporte des fagots. Attendez, dit le paysan; je m'en vais querir ma femme: ou ne fera qu'un bûcher pour toutes les deux. Ce dernier trait désarçonna le philosophe, et lui ôta l'espérance de jamais attraper le Phrygien.

Or, ce n'était pas seulement avec son maitre qu'Esope trouvait occasion de rire et de dire de bons mots. Xantus l'avait envoyé en certain endroit : il rencontra en chemin le magistrat, qui lui demanda où il allait. Soit qu'Ésope fût distrait, ou pour une autre raison, il répondit qu'il n'en savait rien. Le magistrat, tenant à mépris et irrévérence cette réponse, le fit mener en prison. Comme les huissiers le conduisaient: Ne voyez-vous pas, dit-il, que j'ai trèsbien répondu ? Savais-je qu'on me ferait aller où je vas? Le magistrat le fit relâcher, et trouva Xantus heureux d'avoir un esclave si plein d'esprit.

Xantus, de sa part, voyait par là de quelle importance il lui était de ne point affranchir Esope, et combien la possession d'un tel esclave lui faisait d'honneur. Même un jour, faisant la débauche avec ses disciples, Ésope, qui les servait, vit que les fumées leur échauffaient déjà la cervelle, aussi bien au maître qu'aux écoliers. La débauche de vin, leur dit-il, a trois degrés : le premier, de volupté; le second, d'ivrognerie; le troisième, de fureur. On se moqua de son observation, et on continua de vider les pots. Xantus s'en donna jusqu'à perdre la raison, et à se vanter qu'il boirait la mer. Cela fit rire la compagnie. Xantus soutint ce qu'il avait dit, gagea sa maison qu'il boirait la mer tout entière; et, pour assurance de la gageure, il déposa l'anneau qu'il avait au doigt.

Le jour suivant, que les vapeurs de Bacchus furent dissipées, Xantus fut extrêmement surpris de ne plus retrouver son anneau, lequel il tenait fort cher. Esope lui dit qu'il était perdu, et que sa maison l'était aussi par la gageure qu'il avait faite. Voilà le philosophe bien alarmé : il pria Esope de lui enseigner une défaite. Ésope s'avisa de celle-ci.

Quand le jour que l'on avait pris pour l'exécution de la gageure fut arrivé, tout le peuple de Samos accourut au rivage de la mer pour être témoin de la honte du philosophe. Celui de ses disciples qui avait gagé contre lui triomphait déjà. Xantus dit à l'assemblée : Messieurs, j'ai gagé véritablement que je boirais toute la mer, mais non pas les fleuves qui entrent dedans ; c'est pourquoi, que celui qui a gagé contre moi détourne leurs cours, et puis je ferai ce que je me suis vanté de faire. Chacun admira l'expédient que Xantus avait trouvé pour sortir à son honneur d'un si mauvais pas. Le disciple confessa qu'il était vaincu, et demanda pardon à son maître. Xantus fut reconduit jusqu'en son logis avec acclamations.

Pour récompense, Ésope lui demanda la liberté. Xantus la lui refusa, et dit que le temps de l'affranchir n'était pas encore venu; si toutefois les dieux l'ordonnaient ainsi, il y consentait partant, qu'il prît garde au premier présage qu'il aurait étant sorti du logis; s'il était heureux, et

vue,

que, par exemple, deux corneilles se présentassent à sa la liberté lui serait donnée; s'il n'en voyait qu'une, qu'il ne se lassât point d'être esclave. Esope sortit aussitôt. Son maître était logé à l'écart, et apparemment vers un lieu couvert de grands arbres. A peine notre Phrygien fut hors, qu'il aperçut deux corneilles qui s'abattirent sur le plus haut. Il en alla avertir son maître, qui voulut voir lui-même s'il disait vrai. Tandis que Xantus venait, l'une des corneilles s'envola. Me tromperas-tu toujours? dit-il à Esope: qu'on lui donne les étrivières. L'ordre fut exécuté. Pendant le supplice du pauvre Ésope, on vint inviter Xantus à un repas: il promit qu'il s'y trouverait. Hélas! s'écria Esope, les présages sont bien menteurs! moi, qui ai vu deux corneilles, je suis battu; mon maître, qui n'en a vu qu'une, est prié de noce. Ce mot plut tellement à Xantus, qu'il commanda qu'on cessât de fouetter Esope; mais, quant à la liberté, il ne pouvait se résoudre à la lui donner, encore qu'il la lui promit en diverses occasions. Un jour ils se promenaient tous deux parmi de vieux monuments, considérant avec beaucoup de plaisir les inscriptions qu'on y avait mises. Xantus en aperçut une qu'il ne put entendre, quoiqu'il demeurât longtemps à en chercher l'explication. Elle était composée des premières lettres de certains mots. Le philosophe avoua ingénument que cela passait son esprit. Si je vous fais trouver un trésor par le moyen de ces lettres, lui dit Esope, quelle récompense aurai-je ? Xantus lui promit la liberté, et la moitié du trésor. Elles signifient, poursuivit Esope, qu'à quatre pas de cette colonne nous en rencontrerons un. En effet, ils le trouvèrent après avoir creusé quelque peu dans terre. Le philosophe fut sommé de tenir parole; mais il reculait toujours. Les dieux me gardent de l'affranchir, dit-il à Esope, que tu ne m'aies donné avant cela l'intelligence de ces lettres! ce me sera un autre trésor plus précieux que celui lequel nous avons trouvé. On les a ici gravées, poursuivit Ésope, comme étant les premières lettres de ces mots Aro6zs ẞnuara, etc.; c'est-à-dire : « Si vous reculez quatre pas, et que vous creusiez, vous trouverez un trésor.» Puisque tu es si subtil, repartit Xantus, j'aurais tort de me défaire de toi n'espère donc pas que je t'affranchisse. Et moi, répliqua Ésope, je vous dénoncerai au roi Denys; car c'est à lui que le trésor appartient, et ces mêmes lettres commencent d'autres mots qui le signifient. Le philosophe intimidé dit au Phrygien qu'il prit sa part de l'argent, et qu'il n'en dit mot; de quoi Esope declara ne lui avoir aucune obligation, ces lettres ayant été choisies de telle manière qu'elles enfermaient un triple sens, et signifiaient encore: « En vous en allant, vous partagerez le trésor que vous aurez rencontré. » Dès qu'ils furent de retour, Xantus commanda qu'on enfermåt le Phrygien, et que l'on lui mit les fers aux pieds, de crainte qu'il n'allat publier cette aventure. Hélas! s'écria Ésope, est-ce ainsi que les philosophes s'acquittent de leurs promesses? Mais faites ce que vous voudrez, il faudra que vous m'affranchissiez malgré vous.

Sa prédiction se trouva vraie. Il arriva un prodige qui mit fort en peine les Samiens. Un aigle enleva l'anneau

1 VAR. Qu'il fut, dans les éditions modernes de Didot et de Barbou; mais toutes les éditions originales portent le pluriel.

public (c'etait apparemment quelque sceau que l'on apposait aux délibérations du conseil), et le fit tomber au sein d'un esclave. Le philosophe fut consulté là-dessus, et comme étant philosophe, et comme étant un des premiers de la république. Il demanda du temps, et eut recours à son oracle ordinaire : c'était Ésope. Celui-ci lui conseilla de le produire en public, parce que, s'il rencontrait bien, l'honneur en serait toujours à son maître; sinon, il n'y aurait que l'esclave de blâmé. Xantus approuva la chose, et le fit monter à la tribune aux harangues. Dès qu'on le vit, chacun s'éclata de rire personne ne s'imagina qu'il pût rien partir de raisonnable d'un homme fait de cette manière. Ésope leur dit qu'il ne fallait pas considérer la forme du vase, mais la liqueur qui y était enfermée. Les Samiens lui crièrent qu'il dit donc sans crainte ce qu'il jugeait de ce prodige. Esope s'en excusa sur ce qu'il n'osait le faire. La Fortune, disait-il, avait mis un débat de gloire entre le maître et l'esclave: si l'esclave disait mal, il serait battu; s'il disait mieux que le maître, il serait battu encore. Aussitôt on pressa Xantus de l'affranchir. Le philosophe résista longtemps. A la fin le prévôt de ville le menaça de le faire de son office, et en vertu du pouvoir qu'il en avait comme magistrat ; de façon que le philosophe fut obligé de donner les mains. Cela fait, Esope dit que les Samiens étaient menacés de servitude par ce prodige; et que l'aigle enlevant leur sceau ne signifiait autre chose qu'on roi puissant qui voulait les assujettir.

Peu de temps après, Crésus, roi des Lydiens, fit dénoncer à ceux de Samos qu'ils eussent à se rendre ses tributaires; sinon, qu'il les y forcerait par les armes. La plupart étaient d'avis qu'on lui obéit. Esope leur dit que la Fortune présentait deux chemins aux hommes : l'un, de liberté, rude et épineux au commencement, mais dans la suite très-agréable; l'autre, d'esclavage, dont les commencements étaient plus aisés, mais la suite laborieuse. C'était conseiller assez intelligiblement aux Samiens de défendre leur liberté. Ils renvoyèrent l'ambassadeur de Crésus avec peu de satisfaction.

Crésus se mit en état de les attaquer. L'ambassadeur lui dit que, tant qu'ils auraient Ésope avec eux, il aurait peine à les réduire à ses volontés, vu la confiance qu'ils avaient au bon sens du personnage. Crésus le leur envoya demander, avec la promesse de leur laisser la liberté s'ils le lui livraient. Les principaux de la ville trouvèrent ces conditions avantageuses, et ne crurent pas que leur repos leur coûtåt trop cher quand ils l'achèteraient aux dépens d'Ésope. Le Phrygien leur fit changer de sentiment en leur contant que, les loups et les brebis ayant fait un traité de paix, celles-ci donnèrent leurs chiens pour otages. Quand

VAR. Il demanda temps, dans les premières éditions; et cette leçon a été adoptée par les éditeurs modernes. Nous avons préféré celle de la réimpression de 1692, sous la date de 1678, parce qu'il est évident que c'est ici une correction qui marque un changement dans la langue. L'usage s'opposait déjà, vers la fin du dix-septième siècle, à la suppression de l'article qu'il autorisait précédemment.

* Dans les divers voyages que Planude, ou l'auteur de cette vie, quel qu'il soit, fait faire à Ésope, il n'est pas fait mention du voyage du fabuliste à Corinthe, où, selon Plutarque, il assista au banquet des sept Sages.

elles n'eurent plus de défenseurs, les loups les étranglèrent avec moins de peine qu'ils ne faisaient. Cet apologue fit son effet : les Samiens prirent une délibération toute contraire à celle qu'ils avaient prise. Ésope voulut toutefois aller vers Crésus, et dit qu'il les servirait plus utilement étant près du roi, que s'il demeurait à Samos.

Quand Crésus le vit, il s'étonna qu'une si chétive créature lui eût été un si grand obstacle. Quoi! voilà celui qui fait qu'on s'oppose à mes volontés! s'écria-t-il. Esope se prosterna à ses pieds. Un homme prenait des sauterelles, dit-il; une cigale lui tomba aussi sous la main. Il s'en allait la tuer comme il avait fait des sauterelles. Que vous ai-je fait? dit-elle à cet homme : je ne ronge point vos blés, je ne vous procure aucun dommage; vous ne trouverez en moi que la voix, dont je me sers fort innocemment. Grand roi, je ressemble à cette cigale : je n'ai que la voix, et ne m'en suis point servi pour vous offenser. Crésus, touché d'admiration et de pitié, non-seulement lui pardonna, mais il laissa en repos les Samiens à sa considération'.

En ce temps-là le Phrygien composa ses fables, lesquelles il laissa au roi de Lydie, et fut envoyé par lui vers les Samiens, qui décernèrent à Ésope de grands honneurs. Il lui prit aussi envie de voyager et d'aller par le monde, s'entretenant de diverses choses avec ceux que l'on appelait philosophes. Enfin il se mit en grand crédit près de Lycérus, roi de Babylone. Les rois d'alors s'envoyaient les uns aux autres des problèmes à soudre sur toutes sortes de matières, à condition de se payer une espèce de tribut ou d'amende, selon qu'ils répondraient bien ou mal aux questions proposées; en quoi Lycérus, assisté d'Ésope, avait toujours l'avantage, et se rendait illustre parmi les autres, soit à résoudre, soit à proposer.

Cependant notre Phrygien se maria; et, ne pouvant avoir d'enfants, il adopta un jeune homme d'extraction noble, appelé Ennus. Celui-ci le paya d'ingratitude, et fut si méchant que d'oser souiller le lit de son bienfaiteur. Cela étant venu à la connaissance d'Ésope, il le chassa. L'autre, afin de s'en venger, contrefit des lettres par lesquelles il

C'est à la cour de Crésus que, selon Hérodote et Plutarque, Ésope se lia avec Solon. Alexis le Comique (apud Athen., p. 431) avait composé une comédie intitulée Ésope, dans laquelle il y avait une scène entre Ésope et Solon. Plutarque, dans la vie de Solon, rapporte que ce sage ayant dit des vérités à Crésus qui l'offensèrent : « Æsopus, celui qui a composé des fables, estant pour lors en la ville de Sardes, où il avoit éte mandé par le roy, qui lui faisoit faire bonne chère, fut marry de veoir que le roy eust fait un si mauvais accueil à Solon; si lui dit par manière d'admonestement: «Oh! Solon, ou il ne fault point du tout approcher des princes, ou il leur fault complaire et agréer. Mais au contraire, répondit Solon, ou il ne fault point s'en approcher, ou il leur fault dire la vérité. OEuvres de Plutarque, traduites par Amyot, t. I, p. 384 de l'édit. 1801, in-8°. * Dans la liste de tous les rois de Babylone, il n'y en a pas un seul nommé Lycérus, et c'est une des preuves (mais une des moins décisives, suivant nous) qu'on a données que cette vic d'Ésope était une fiction. Voyez Meziriac, dans les Mémoires de littérature, t. I, p. 99, in-8°, 1715.

C est-à-dire à résoudre. Souldre se trouve encore dans Nicot (Thrésor de la langue françoyse, 1606, in-folio, p. 605), qui cite ces phrases: souldre une question; qu'ai-je affaire ne que souldre avec toi?

semblait qu'Ésope eût intelligence avec les rois qui étaient | Qu'avez-vous à répondre là-dessus? Le Phrygien remit sa

émules de Lycérus. Lycérus, persuadé par le cachet et par la signature de ces lettres, commanda à un de ses officiers nommé Hermippus que, sans chercher de plus grandes preuves, il fit mourir promptement le traître Esope. Cet Hermippus, étant ami du Phrygien, lui sauva la vie; et, à l'insu de tout le monde, le nourrit longtemps dans un sépulcre, jusqu'à ce que Necténabo, roi d'Egypte, sur le bruit de la mort d'Esope, crut à l'avenir rendre Lycérus son tributaire. Il osa le provoquer, et le défia de lui envoyer des architectes qui sussent båtir une tour en l'air, et, par même moyen, un homme prêt à répondre à toutes sortes de questions. Lycérus ayant lu les lettres et les ayant communiquées aux plus habiles de son État, chacun d'eux demeura court; ce qui fit que le roi regretta Ésope, quand Hermippus lui dit qu'il n'était pas mort, et le fit venir. Le Phrygien fut très-bien reçu, se justifia, et pardonna à Ennus. Quant à la lettre du roi d'Égypte, il n'en fit que rire, et manda qu'il enverrait au printemps les architectes et le répondant à toutes sortes de questions. Lycérus remit Ésope en possession de tous ses biens, et lui fit livrer Ennus pour en faire ce qu'il voudrait. Ésope le reçut comme son enfant ; et, pour toute punition, lui recommanda d'honorer les dieux et son prince; se rendre terrible à ses ennemis, facile et commode aux autres; bien traiter sa femme, sans pourtant lui confier son secret; parler peu, et chasser de chez soi les babillards; ne se point laisser abattre au malheur; avoir soin du lendemain, car il vaut mieux enrichir ses ennemis par sa mort que d'ètre importun à ses amis pendant son vivant; surtout n'être point envieux du bonheur ni de la vertu d'autrui, d'autant que c'est se faire du mal à soi-même. Ennus, touché de ces avertissements et de la bonté d'Ésope, comme d'un trait qui lui aurait pénétré le cœur, mourut peu de temps après.

Pour revenir au défi de Necténabo, Ésope choisit des aiglons, et les fit instruire (chose difficile à croire); il les fit, dis-je, instruire à porter en l'air chacun un panier, dans lequel était un jeune enfant. Le printemps venu, il s'en alla en Égypte avec tout cet équipage; non sans tenir en grande adıniration et en attente de son dessein les peuples chez qui il passait. Necténabo, qui, sur le bruit de sa mort, avait envoyé l'énigme, fut extrêmement surpris de son arrivée. Il ne s'y attendait pas, et ne se fût jamais engagé dans un tel défi contre Lycérus, s'il eût cru Ésope vivant. Il lui demanda s'il avait amené les architectes et le répondant. Esope dit que le répondant était lui-même, et qu'il ferait voir les architectes quand il serait sur le lieu. On sortit en pleine compagne, où les aigles enlevèrent les paniers avec les petits enfants, qui criaient qu'on leur donnât du mortier, des pierres, et du bois. Vous voyez, dit Esope à Necténabo, je vous ai trouvé les ouvriers; fournissez-leur des matériaux. Necténabo avoua que Lycérus était le vainqueur. Il proposa toutefois ceci à Esope : J'ai des cavales en Égypte qui conçoivent au hennissement des chevaux qui sont devers Babylone.

VAR. Dans toutes les éditions données par la Fontaine, on trouve hannissement, conformément à la prononciation de ce mot, mais non pas conformément à la manière de l'écrire en usage de son temps, qui était et fut toujours la même qu'aujourd'hui.

réponse au lendemain, et, retourné qu'il fut au logis, il commanda à des enfants de prendre un chat, et de le mener fouettant par les rues. Les Égyptiens, qui adorent cet animal, se trouvèrent extrêmement scandalisés du traitement que l'on lui faisait. Ils l'arrachèrent des mains des enfants, et allèrent se plaindre au roi. On fit venir en sa présence le Phrygien. Ne savez-vous pas, lui dit le roi, que cet animal est un de nos dieux? Pourquoi doac le faites-vous traiter de la sorte? C'est pour l'offense qu'il a commise envers Lycérus, reprit Esope; car, la nuit dernière, il lui a étranglé un coq extrêmement courageux, et qui chantait à toutes les heures. Vous êtes un menteur, repartit le roi : comment serait-il possible que ce chat eût fait en si peu de temps un si long voyage? Et comment est-il possible, reprit Esope, que vos juments entendent de si loin nos chevaux hennir, et conçoivent pour les entendre?

Ensuite de cela, le roi fit venir d'Héliopolis certains personnages d'esprit subtil, et savants en questions énigmatiques. Il leur fit un grand régal, où le Phrygien fut invité. Pendant le repas, ils proposèrent à Ésope diverses choses, celle-ci entre autres: Il y a un grand temple qui est appuyé sur une colonne entourée de douze villes, chacune desquelles a trente arcs-boutants; et autour de ces arcsboutants se promènent, l'une après l'autre, deux femmes, l'une blanche, l'autre noire. Il faut renvoyer, dit Esope, cette question aux petits enfants de notre pays. Le temple est le monde; la colonne, l'an; les villes, ce sont les mois; et les arcs-boutants, les jours, autour desquels se promènent alternativement le jour et la nuit.

Le lendemain, Necténabo assembla tous ses amis. Souffrirez-vous, leur dit-il, qu'une moitié d'homme, qu'un avorton soit la cause que Lycérus remporte le prix, et que j'aie la confusion pour mon partage? Un d'eux s'avisa de demander à Esope qu'il leur fit des questions de choses dont ils n'eussent jamais entendu parler. Esope écrivit une cédule par laquelle Necténabo confessait devoir deux mille talents à Lycérus. La cédule fut mise entre les mains de Necténabo toute cachetée. Avant qu'on l'ouvrit, les amis du prince soutinrent que la chose contenue dans cet écrit était de leur connaissance. Quand on l'eut ouverte, Necténabo s'écria: Voilà la plus grande fausseté du monde ; je vous en prends à témoin tous tant que vous êtes. Il est vrai, repartirent-ils, que nous n'en avons jamais entendu parler. J'ai donc satisfait à votre demande, reprit Esope. Neciénabo le renvoya comblé de présents, tant pour lui que pour son maître.

Le séjour qu'il fit en Égypte est peut-être cause que quelques-uns ont écrit qu'il fut esclave avec Rhodopé; cellelà qui, des libéralités de ses amants, fit élever une des trois pyramides qui subsistent encore, et qu'on voit avec admiration : c'est la plus petite, mais celle qui est bâtie avec le plus d'art 2.

VAR. Hannir, dans les éditions données par la Fontaine. Voyez la note précédente.

2 Hérodote (II, 434) nie que Rhodopé ait fait construire cette pyramide; mais il confirme le fait de son esclavage avec Ésope. Voici comment s'exprime cet historien: « Rhodopé était origi

naire de Thrace, esclave d'lamon, fils d'Hephestopolis. de

Ésope, à son retour dans Babylone, fut reçu de Lycérus avec de grandes démonstrations de joie et de bienveillance : ce roi lui fit ériger une statue. L'envie de voir et d'apprendre le fit renoncer à tous ses honneurs. Il quitta la cour de Lycérus, où il avait tous les avantages qu'on pent souhaiter, et prit congé de ce prince pour voir la Grèce encore une fois. Lycérus ne le laissa point partir sans embrassements et sans larmes, et sans le faire promettre sur les autels qu'il reviendrait achever ses jours auprès de lui.

Entre les villes où il s'arrêta, Delphes fut une des principales. Les Delphiens l'écoutèrent fort volontiers; mais ils ne lui rendirent point d'honneurs. Ésope, piqué de ce mépris, les compara aux bâtons qui flottent sur l'onde : on s'imagine de loin que c'est quelque chose de considérable; de près, on trouve que ce n'est rien. La comparaison lui coûta cher. Les Delphiens en conçurent une telle haine et un si violent désir de vengeance (outre qu'ils craignaient d'etre décriés par lui), qu'ils résolurent de l'ôter du monde. Pour y parvenir, ils cachèrent parmi ses hardes un de leurs vases sacrés, prétendant que par ce moyen ils convaincraient Esope de vol et de sacrilége, et qu'ils le condamneraient à la mort.

Comme il fut sorti de Delphes, et qu'il eut pris le chemin de la Phocide, les Delphiens accoururent comme gens qui étaient en peine. Ils l'accusèrent d'avoir dérobé leur vase; Ésope le nia avec des serments: on chercha dans son équipage, et il fut trouvé. Tout ce qu'Esope put dire n'empêcha point qu'on ne le traitât comme un criminel infâme. Il fut ramené à Delphes, chargé de fers, mis dans les cachots, puis condamné à être précipité. Rien ne lui servit de se défendre avec ses armes ordinaires, et de raconter des apologues : les Delphiens s'en moquèrent.

La grenouille, leur dit-il, avait invité le rat à la venir voir. Afin de lui faire traverser l'onde, elle l'attacha à son pied. Dès qu'il fut sur l'eau, elle voulut le tirer au fond, dans le dessein de le noyer', et d'en faire ensuite un repas. Le malheureux rat résista quelque peu de temps. Pendant qu'il se débattait sur l'eau, un oiseau de proie l'aperçut, fondit sur lui; et l'ayant enlevé avec la grenouille, qui ne se put dé

tacher, il se reput de l'un et de l'autre. C'est ainsi, Del

phiens abominables, qu'un plus puissant que nous me vengera je périrai; mais vous périrez aussi.

Comme on le conduisait au supplice, il trouva moyen de s'échapper, et entra dans une petite chapelle dédiée à Apollon. Les Delphiens l'en arrachèrent. Vous violez cet

l'ile de Samos, compagne d'esclavage d'Ésope le fabuliste ; car • Ésope fut aussi esclave d'Iamon. On en a des preuves; et une des principales c'est que les Delphiens ayant fait demander plusieurs fois, par un béraut, suivant les ordres de l'oracle, ■ si quelqu'un voulait venger la mort d'Ésope, il ne se présenta qu'un petit-fils d'lamon, qui portait le même nom que son aïeul. Traduct. de Larcher, seconde édition, t. II, p. 140. * Visconti remarque que plusieurs faits racontés par Planude sont confirmés par les anciens. Ainsi, dit ce savant antiquaire, l'anecdote d'un vase sacré caché par les habitants de Delphes dans les malles du fabuliste aurait pu paraitre volée dans les livres saints, et transportée par Planude dans la vie d'Ésope. Cependant nous retrouvons ce même fait dans les fragments d'Héraclide, auteur contemporain de Platon. (De Politiis, 6. XXII.)

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asile, leur dit-il, parce que ce n'est qu'une petite chapelle; mais un jour viendra que votre méchanceté ne trouvera point de retraite sûre, non pas même dans les temples. Il vous arrivera la même chose qu'à l'aigle, laquelle, nonobstant les prières de l'escarbot, enleva un lièvre qui s'était réfugié chez lui: la génération de l'aigle en fut punie jusque dans le giron de Jupiter. Les Delphiens, peu touchés de tous ces exemples, le précipitèrent 1.

Peu de temps après sa mort, une peste très-violente exerça sur eux ses ravages. Ils demandèrent à l'oracle par quels moyens ils pourraient apaiser le courroux des dieux. L'oracle leur répondit qu'il n'y en avait point d'autre que d'expier leur forfait, et satisfaire aux månes d'Esope. Aussitôt une pyramide fut élevée. Les dieux ne témoignèrent pas seuls combien ce crime leur déplaisait : les hommes vengèrent aussi la mort de leur sage. La Grèce envoya des commissaires pour en informer, et en fit une punition rigou

reuse 2.

FABLES.

A MONSEIGNEUR LE DAUPHIN.

Je chante les héros dont Ésope est le père;
Troupe de qui l'histoire, encor que mensongère,
Contient des vérités qui servent de leçons.
Tout parle en mon ouvrage, et même les poissons:
Ce qu'ils disent s'adresse à tous tant que nous sommes;
Je me sers d'animaux pour instruire les hommes.
ILLUSTRE REJEton d'un prince aimé des cieux,
Sur qui le monde entier a maintenant les yeux,
Et qui, faisant fléchir les plus superbes têtes,
Comptera désormais ses jours par ses conquêtes,
Quelque autre te dira d'une plus forte voix

Les faits de tes aïeux et les vertus des rois.
Je vais t'entretenir de moindres aventures,
Te tracer en ces vers de légères peintures:
Et si de t'agréer je n'emporte le prix,
J'aurai du moins l'honneur de l'avoir entrepris.

De la roche Phædriades, selon Suidas, mais plutôt de celle de Hyampée, dans le voisinage de Delphes, d'où l'on précipitait les sacriléges. M. Larcher a cherché à déterminer la date de cet événement: il le place en l'an 560 avant notre ère. Voyez Essai de chronologie d'Hérodote, ch. xix, t. VII, p. 539 de la traduct. d'Hérodote, seconde édition, 4802, in-8.

* Les Athéniens élevèrent une statue à Ésope, qui était l'ouvrage du célèbre Lysippe, et qu'on avait placée en face de celles des sept Sages. ( Phædr., lib. II, épilog., et l'Analecta veter. poetar. Græc., tom. III, pag. 45, n. xxxv.) Tatien, auteur du deuxième siècle, nous apprend (Adv. Græc., p. 55) qu'un portrait d'Esope modelé par Aristodème avait acquis presque autant de célébrité que les fables de ce moraliste.

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